La mère de Luc me prend à témoin. « Si son papa pouvait intervenir au lieu de passer son temps devant la télé, nous n’en serions pas là. »
Âgé de huit ans, Luc est infernal, il n’obéit pas, il fait des crises bruyantes et quand il n’obtient pas ce qu’il veut, il se roule par terre et donne des coups aux murs, aux portes ou à celui qui s’approche de trop près. Luc n’aime pas l’école, il joue sans cesse avec sa playstation. Le père ne dit rien, la mère crie mais sans résultat.
Luc se montre également impertinent, il ne supporte pas les frustrations, surtout celles qui le privent de ses jeux vidéo.
La mère pense comme beaucoup de psychologues lui ont appris à penser : l’autorité vient du père et celui-ci doit faire le père sévère pour que Luc apprenne à obéir._
Dans la pratique, c’est parfois le cas, un père est présent et son autorité « naturelle » soutient le discours de la mère. Mais cela reste un cas de figure et cela n’interroge pas la question centrale : d’où vient l’autorité ? Quelle est sa source, sa cause ? Que de fois la question est posée : que faire pour que Luc obéisse ?_
La réponse est toujours délicate.
Indiquer aux parents que le père est le support de la fonction symbolique de l’autorité ne produit aucun effet, si ce n’est celui de renforcer le sentiment de la mère qu’elle a épousé une andouille et le sentiment du père qu’il avait raison de penser que les psychologues ne servent à rien.
Ceci dit, une indication de Jacques Lacan est ici précieuse (Écrits, Seuil, p.579). Au lieu d’en remettre sur le père -toujours défaillant à tenir sa place symbolique-, Jacques Lacan éclaire l’enjeu du cas que la mère fait de la parole du père, de son autorité, « autrement dit, de la place qu’elle réserve au Nom-du-Père dans la promotion de la loi. » Il y a là un décalage. Ce n’est plus tant l’idée d’un père qui doit se montrer autoritaire que la nécessité de la mère de tenir compte de la parole du père.
Revenons à Luc. Si son père intervient comme le lui demande son épouse, il risque de seulement redoubler l’impasse de la mère. Plutôt, il faudrait que le père puisse intervenir à sa façon, avec son style.
Luc pourrait être sensible à un énoncé autoritaire s’il entend dans le discours de sa mère un signe que celle-ci parle au « Nom-du-Père », c’est-à-dire qu’elle se laisse régler par une parole qui vient de l’autre.
Tout enseignant, éducateur ou parent sait que la force physique ne peut jamais engendrer une autorité quelconque. L’autorité n’est donc pas le privilège du plus fort. Jamais l’autorité ne viendra à celui qui la revendique du fait de l’usage qu’il ferait de sa force ou de son pouvoir.
Pour qu’un « Non » puisse faire autorité, il faut qu’il soit énoncé par quelqu’un de reconnu par l’enfant à une place où il peut énoncer ce « non ». Ainsi, pour Luc, comment obéira-t-il jamais à son père si sa mère considère celui-ci comme une nouille incapable.
Avoir de l’autorité emporte dès lors quelques conditions à respecter. Notamment celle de parler à une place reconnue par l’enfant. Mais la question n’est que reculée : comment obtenir de l’enfant cette place ?
Notre clinique en institution pour enfants qui souffrent de troubles graves de la personnalité (l’Antenne 110 à Genval) nous apprend qu’un « non » proféré à un enfant ne doit jamais excéder un « oui » premier à notre rencontre avec l’enfant. Pour le dire autrement, mon autorité doit toujours trouver un appui préalable dans la relation de confiance que l’enfant m’attribue, dans la foi que cet enfant m’accorde pour m’occuper de lui. Ceci explique qu’un même énoncé prononcé avec le même ton aura des effets opposés suivant qu’il est énoncé par un intervenant qui est en place depuis longtemps ou par un tout jeune éducateur dans la maison.
Dernier point délicat à préciser ici. Quel est le fondement de la règle ou de la loi ? Pourquoi la mère de Luc demande à son fils d’aller se coucher à 21 heures et pas à 21h50 ? Pourquoi accepte-t-elle qu’il joue à sa playstation deux heures par jour et pas trois ? Luc est intelligent et il lui renvoie ce genre de question.
C’est-à-dire, il vient interroger ce qui fonde les exigences de sa mère. Or, à ces questions, il n’y a pas de réponse définitive. La mère ne peut que répondre un « parce que c’est comme cela ! »
Donner un argument risque de la mettre en boîte comme elle me l’a expliqué lors d’un premier entretien. L’autorité trouve donc son fondement dans quelque chose qui n’a pas de garantie rationnelle. Ce que Jacques Lacan dit fort bien dans le même ouvrage cité plus haut (p.813) : « Tout énoncé d’autorité n’y a d’autre garantie que son énonciation même ».
Alors que dire à Luc qui navigue entre une mère plaintive et un père qui s’esquive ?
Que le chemin est étroit et qu’il sera long. Il faudra un certain temps à la mère pour accepter qu’elle se laisse décompléter par la parole d’un autre, son mari. Pour accepter aussi que cet autre qu’elle a choisi pour être le père de son fils ne sera jamais conforme à l’image du père idéal qu’elle veut imposer au fils, et heureusement…
Il faudra aussi un temps certain avant que le père ne s’autorise à jouer ses cartes, à sortir de son bureau, à occuper un peu le terrain auprès de son fils qui, concernant Luc, ne demandait que cela.
Il y faut un déplacement de la position subjective de la mère et du père. Comment le père va-t-il assumer une parole personnelle qui ne se superpose pas à celle de sa femme et donc transmettre par sa parole quelque chose du père, une marque, un désir, une passion ?
Les symptômes de Luc nous éclairent sur l’embrouille de la relation conjugale. Si le père ou la mère bouge de position, il devra, lui aussi, jouer sa partie pour accéder à son désir…, sous l’autorité de son père et de sa mère.