Quelque part à Bruxelles, depuis plusieurs années, une institutrice met en place, avec un maitre de samba, des ateliers de percussions brésiliennes. Et cela a un vrai impact sur ses élèves et pour le groupe-classe. J’ai été voir ça de plus près…
À côté de la porte d’entrée de l’école, un panneau avec l’inscription « Enseignement individualisé », traduisez enseignement spécialisé. Tiens, l’enseignante ne me l’avait pas précisé quand je l’ai eue au téléphone, pour fixer un premier rendez-vous.
La nécessité de travailler l’estime de soi avec ces élèves qui sont dans une école dite d’enseignement spécialisé, arrive très vite dans la conversation avec Nacera, titulaire de cette classe. Regagner en confiance est une priorité pour ceux qui ont été sortis du parcours scolaire ordinaire et orientés dans ce que certains (le voisin, l’oncle, le frère…) appellent platement une école pour handicapés. C’est vécu comme une honte pour l’enfant et pour sa famille quoiqu’on en dise. Et rien de tel pour redorer son image que de réussir à jouer d’un instrument, avec d’autres, et de faire des prestations publiques, hors de l’école.
Une année, la classe musicienne a participé à la Zinneke parade et dans le cadre de ce projet, il y a eu un partenariat avec des élèves de l’ordinaire. Et pour une fois, ce sont ceux du spécialisé qui avaient plus de compétences et qui soutenaient les autres dans leur apprentissage musical. À l’issue de cet échange, Samia a dit « Je croyais que j’étais débile, mais ça, c’est moi qui lui ai appris. »
D’ailleurs, Samia n’aurait jamais dû être orientée ici, c’est parce qu’elle arrivait du Maroc et ne maitrisait pas la langue française. Mais quelle prise a l’enseignante sur cela, à part une clairvoyance politique, une hargne contre le système. La colère en sourdine, c’est dans sa classe qu’elle met l’énergie pour travailler les bases et ouvrir des possibles, grâce à la musique.
La première année que l’enseignante s’est lancée dans ce projet, les ateliers étaient organisés le lundi, et c’était aussi le jour des records de présence à l’école. L’absentéisme étant un phénomène plus important dans ce type d’école, c’est déjà une victoire observable et quantifiable que ces présences plus massives, le jour où l’atelier a lieu.
Mais comment ça se passe, cette année-ci ? Tous les mercredis, les deux classes de grands1 quittent l’école pour rejoindre le local, situé non loin de là, dans l’ancienne implantation de l’école. La troupe a des airs d’une scène du film « Le père Noël est une ordure » avec ce caddie du Delhaize pour transporter les instruments les plus lourds ! Augusto, le maitre de samba, anime l’atelier. La mise en place, en lignes et groupes des catégories d’instruments, est vite mémorisée. Il faut coopérer pour fixer les ceintures qui porteront les percussions ou trouver un moyen de le faire seul, en s’appuyant sur une table. Des détails, liés à la pratique des instruments qui permettent de s’aider ou de se dépasser, en cherchant à faire seul quand tous les autres sont déjà prêts. Et l’enseignant le relève d’un « Bien… » qui décroche chez l’élève un sourire de fierté. Les deux institutrices jouent avec les élèves. Celle qui porte le projet est plus expérimentée, la seconde, Hélène est quasi niveau des élèves avec une année de percussion derrière elle. Si elle se trompe, les deux élèves qui l’entourent la soutiennent avec un geste ou un regard. Encore une occasion qui vient du faire avec. Il y a différents instruments, avec des différences qui résonnent physiquement. Le gros tambour, ce sera pour celui qui a le plus de difficultés, car le son vibre et on le sent dans le corps. Les cloches, ça a l’air simple, mais c’est l’instrument qu’on joue à contretemps. Certains instruments exigent de l’entrainement à la maison, deux baguettes en bois feront l’affaire pour répéter les rythmes, afin de ne plus devoir passer par le comptage ou le « chantonnage », mais l’avoir incorporé. Pendant l’année, il y a des échanges d’instruments. Il n’y a pas de sous-instrument, ils sont tous importants.
Au départ, les élèves ont chacun tendance à jouer tout seul, mais ça ne donne rien. C’est le travail d’Augusto de mener les musiciens vers un collectif, en s’appuyant sur la complémentarité des instruments et des élèves qui sont aux baguettes. Petit à petit, le groupe va entrer dans la symbolique des gestes des mains du chef d’orchestre qui disent la partition. Apprendre à écouter les autres et leur musique, à regarder le maitre en même temps que de frapper ou secouer son instrument : ça demande énormément de concentration et de coordination oculomotrice. Une mère, qui était venue une première fois à un spectacle, a dit à Nacera, à propos de son fils : « Il ne me regardait pas, il ne souriait pas, il jouait. Je ne l’avais jamais vu aussi concentré. » Kayo, un des élèves, me dit que quand il joue, il peut dégager sa tristesse ou sa colère et aussi que l’atelier lui a donné confiance en sa capacité à se concentrer. Du coup, c’est plus facile en classe. Joanna ajoute qu’elle avait vu les grands et que ça lui donnait envie d’arriver dans cette classe-là. « C’est une chance d’être avec Augusto », ajoute-t-elle. Je leur demande s’ils voient des liens à faire entre ce qu’ils apprennent avec la musique et les cours de français et de math. Joanna pense directement à la table de 4 et aux 4 temps des morceaux.
L’impact le plus facilement visible, au-delà du raccrochage scolaire, c’est au niveau du comportement face aux apprentissages. Les temps de concentration s’allongent et en classe, on peut rester plus longtemps dans une même activité. Avec aussi des résistances qui se lèvent par rapport à des matières (pour les uns, la lecture, pour d’autres, le passage à la dizaine) où les élèves ne voulaient plus prendre le risque d’essayer. Comme si le détour par le langage musical et la fierté d’y arriver permettaient de se frotter à l’abstraction dans des matières scolaires. « Je ne suis pas spécialiste, mais j’observe des déblocages. Je pense que la musique et les compétences qu’elle permet de travailler ont des répercussions sur l’apprentissage de la lecture, par exemple. Quand on joue d’un instrument, on travaille ses habiletés psychomotrices et la concentration, on travaille un code. Je remarque que le déchiffrage se fait plus facilement, les élèves soignent l’intonation. Est-ce que ça a un lien avec le fait de travailler les niveaux d’intensité du son ? Pourquoi le travail sur les temps en musique favorise-t-il le travail en math ? Je ne sais pas l’expliquer, mais chaque année, j’observe que des blocages se lèvent. Quel lien avec les percussions et le passage à la dizaine, ce serait un beau travail de recherche à faire. »
Une autre manière de conscientiser les progrès, c’est d’observer les changements des élèves filmés lors d’une des premières séances et lors de l’une des dernières de l’année. Au début, ils ont tous la tête baissée, ils regardent leurs pieds, et petit à petit, ils lèvent les yeux pour regarder Augusto et puis après, le public. Avec le temps, ils osent sourire, moins occupés à calculer dans leur tête… De très statiques au début, ils arriveront à danser avec leur instrument !
L’institutrice insiste aussi sur l’impact positif de l’atelier percussions dans la relation avec les parents. Ce n’est pas rien de voir son enfant dans un groupe, jouer en marchant et en dansant dans les rues de Bruxelles, un instrument à la main et cela, grâce à cette école et cette enseignante.
Malgré tous les bienfaits liés au projet, chaque année, c’est la bataille pour trouver les subsides nécessaires pour le salaire de l’intervenant extérieur. Remplir des dossiers, attendre des réponses, argumenter pour convaincre, trouver des portes où aller frapper.
Une autre difficulté, très concrète, est liée à l’espace. Le déménagement des instruments de l’école à la salle de répétition, puis de la salle de répétition à l’école… on s’organise, mais il est normal de rêver à un local atelier où pourrait être stocké le matériel avec un bel espace pour répéter. Et puis, ça fait du bruit, pas certain que l’année prochaine, ils seront toujours accueillis.
Mais cela ne bloque pas l’élan. Des ateliers percussions sont aussi proposés en extrascolaires, mais ce que beaucoup d’élèves attendent, c’est d’être assez grands que pour être dans la classe où ça percute, comme l’a souligné Joanna.
Sur le tableau de la classe, il y avait un schéma du système scolaire. Le PMS était venu expliqué aux élèves de dernière année, les possibilités de parcours à l’école à partir de l’année d’après. Ici, ils ne passeront pas le CEB, ce sera pour l’année prochaine. Une première première, puis une autre première. Beaucoup d’élèves pleuraient. Un tableau noir.