Roxane C. est l’institutrice du CM2 de l’école primaire d’une petite ville de milieu rural en Isère. Voici l’aventure littéraire et humaine que nous avons vécue avec les enfants de sa classe.
« Raconte. Raconte. Je veux qu’on me raconte des histoires. N’importe lesquelles. Qu’on ne me laisse pas seul avec mon histoire. Surtout pas. » (Claude Gutman)
Nous voulions faire découvrir l’univers d’un auteur à la classe et avions opté pour Jean-François CHABAS dont l’œuvre témoigne d’une remarquable sensibilité à l’enfance.
Jean-François CHABAS mérite le beau nom de « passeur ». Sa barque est pleine d’histoires – des histoires, des histoires, et encore des histoires – formidablement racontées et qui ouvrent à des cultures, car on voyage beaucoup à le lire. Passeur aussi de valeurs, car il y a largement à réfléchir, à s’émouvoir, à s’interroger et à débattre en classe à partir de ses romans.
Des questions, encore des questions
J’ai réuni les romans ou albums de cet auteur, certains en plusieurs exemplaires, lu ou relu les ouvrages et préparé une Ronde de livres qui lancerait l’action et serait l’objet de ma première intervention dans la classe. La ronde est le moment où l’on présente brièvement chaque livre en choisissant soigneusement les mots pour faire naitre l’envie de lire.
La classe a très vite accroché. L’envie de s’emparer des livres à la fin de la ronde a été immédiate. Le jour même, la maitresse a mis les romans en circulation en invitant les enfants, après chaque lecture, à noter quelques mots dans leur carnet de lecteur. Tout au long de cette période, elle a aussi lu, en lecture offerte, le début de quelques romans dont la construction un peu complexe risquait de décourager certains enfants.
La deuxième séance, une quinzaine de jours plus tard, visait à relancer un nouveau désir de lire les romans de J.F. CHABAS. Elle a permis des échanges entre enfants au sujet de leurs lectures, des livres qu’ils avaient appréciés et pourquoi, de ceux qu’ils avaient l’intention de lire.
Nous avons en outre fabriqué l’affiche « nos hypothèses » sur l’auteur. Cette affiche a été reprise au cours des séances suivantes afin d’être complétée au fur et à mesure que les lectures permettaient (ou non) de transformer les hypothèses en certitude.
Au fil des séances, le travail à partir de l’affiche et l’impossibilité de vérifier certaines hypothèses ont fait émerger des questions. L’idée d’écrire à J.F. CHABAS a été accueillie avec enthousiasme. Ce projet a donné lieu à des moments d’écriture précédés par la construction collective de plans de lettres possibles afin de soutenir les plus réticents à écrire.
Des lettres, beaucoup de lettres
Une lettre collective porteuse des questions de la classe a été ainsi rédigée.
La classe de CM2 de l’école de Colombe (38 690)
_ Bonjour Jean-François CHABAS,
Nous sommes les enfants de la classe de CM2 de l’école de Colombe en Isère. Nous avons lu beaucoup de vos livres, car Irène LABORDE, une spécialiste en littérature jeunesse, une de vos admiratrices, nous en a apporté et prêté 26.
Le mardi elle venait voir où nous en étions et faire le point de nos lectures. Sur une affiche, nous avons écrit nos impressions et, sur une autre, toutes les questions que nous nous posions sur vous au fur et à mesure de nos lectures.
Trois d’entre nous ont déjà lu les 26 romans et les autres continuent à lire. _ Nous avons voté pour élire nos trois livres préférés : Le Père Tire-Bras est arrivé en premier ; en deuxième, Asami le nageur ; et en troisième à égalité Vieille gueule de papaye et Ba.
Nous vous écrivons pour vous dire que nous avons beaucoup aimé lire vos livres et aussi parce que nous aimerions bien vous poser quelques questions.
• Dans de nombreux livres (Circé, Les frontières, Ba, Nisrine et Lucifer, La seconde naissance de Keita Telli, Pauvre Alfonso,…) les personnages sont orphelins. Alors nous nous posons la question, pourquoi ?
• Ce que nous adorons dans vos livres, c’est que vous nous faites beaucoup voyager. Aimez-vous voyager ? Vos livres nous emmènent dans de nombreux pays comme par exemple Vieille Gueule de papaye en Nouvelle-Calédonie. Êtes-vous allé en Nouvelle-Calédonie ? Êtes-vous allé dans tous les pays de vos livres ? En Australie par exemple (Des crocodiles au paradis) ou en Irlande (Le porteur de pierres), etc.
• Nous nous demandons aussi si vous aimez les chiens, car dans Nisrine et Lucifer, le chien des voisins se fait dévorer par Lucifer, mais la bonne grosse chienne de Nisrine est sympathique. Peut-être préférez-vous certains chiens à d’autres ?
• Étiez-vous un rêveur dans votre jeunesse, car nous avons remarqué que vous avez beaucoup d’imagination ? Où trouvez-vous toutes ces idées ? Est-ce que vos livres racontent une partie de votre vie ou de celle de personnes que vous connaissez, si ce n’est pas trop indiscret ?
• Avez-vous un endroit préféré pour travailler ?
• Nous nous demandons si vous aimez les animaux car, dans vos livres, il y en a beaucoup.
• Comment avez-vous eu l’idée d’écrire pour les enfants ?
• Nous avons remarqué que dans plusieurs romans vous parliez de la montagne (L’ogre blanc, Les chalets de fer…) Aimez-vous la montagne ?
Pour nos bons moments de lecture, nous vous remercions.
Au revoir, Monsieur Jean-François CHABAS
… ainsi qu’une lettre individuelle par chacun des enfants.
À Colombe, le 17 février 2006
Bonjour Monsieur CHABAS,
Je suis un de vos admirateurs depuis un mois et plus et je trouve que vos livres sont géniaux.
Mes livres préférés sont Vieille gueule de papaye parce qu’il se passe dans un pays exotique, Asami le nageur parce que j’adore l’eau, Barbak l’étrangleur parce que la fin est drôle, et Le porteur de pierres parce que c’est intéressant.
Je pense que vous êtes un auteur très imaginatif et extraordinaire parce que vos livres me donnent beaucoup l’envie de lire.
Au revoir Monsieur CHABAS et merci d’écrire pour les enfants. Raphaël G.
Dans une grande enveloppe adressée à…
L’école des loisirs – Pour Jean-François CHABAS
11 rue de Sèvres 75006 Paris
… et portant la mention Faire suivre S.V.P.
Nous avons réuni la lettre collective, les lettres individuelles et le tout a été posté comme on lance une bouteille à la mer.
La réponse
Quelque temps plus tard à 13h35, comme la classe reprenait après la pause du déjeuner, le GSM de la maitresse a sonné : c’était J.F. CHABAS lui-même, en personne. La classe (Roxane avait activé le hautparleur) éberluée a entendu son héros lui dire qu’il avait bien reçu leur formidable courrier, qu’il l’en remerciait, qu’il allait y répondre et qu’il envoyait à tous des bises à l’avance.
Peu de temps après, la lettre est arrivée et a comblé l’attente des enfants autant par la justesse du ton et la gentillesse qui s’en dégageait que par les réponses qu’elle apportait en toute simplicité.
_ Bonjour à tous !
Comme promis, je réponds à vos questions :
1. Pourquoi tant de héros orphelins ? J’ai été séparé très tôt de mes parents. Cela doit revenir dans mes livres.
2. Les voyages. Je n’ai pas tant voyagé, mais j’ai fait beaucoup de métiers avant d’être écrivain. Ces métiers m’ont fait rencontrer – et parfois partager leur vie – de très nombreux étrangers. Des Libanais, des Italiens, des Chinois, des Argentins, des Iraniens… La liste serait longue.
3. J’aime les chiens, et la plupart des animaux. Surtout ceux de la nature sauvage. J’aime la nature où l’homme est absent.
4. Certains livres racontent un peu ma vie. Mais vous n’aurez qu’à deviner lesquels, bande d’horribles curieux.
5. Je peux travailler partout à condition que ce soit calme (je n’écrirais pas un livre dans la cage aux singes d’un zoo, par exemple. Ni assis dans un wagon de montagnes russes…).
J’écris la plupart de mes livres pour les enfants parce que je les aime.
6. La montagne ? C’est ma passion. J’y ai un chalet, près de Chamonix, perdu dans les bois tout là-haut. La montagne est très, très précieuse pour moi.
Voilà pour vos questions. Maintenant, les « mercis », et les bisous… Un grand merci à mademoiselle Roxane C. pour son travail et sa gentillesse (pas de bisou parce que c’est une grande personne et ça serait pas convenable…). Un gros bisou pour les filles. Merci pour les jolies lettres, mesdemoiselles. Une poignée de main virile aux garçons. Merci les mecs. Et soyez sages avec les filles (pas de tirage de couettes, OK ?).
Prenez tous soin de vous. Jean François CHABAS
Les instructions officielles prônent des approches théoriques de la littérature d’un grand intérêt qui ne peuvent réussir et porter leurs fruits (faire des enfants des lecteurs éclairés) que si le gout de lire est réel à l’ère du tout écran. Il est possible de faire naitre ce gout-là, d’en prendre soin et de le faire forcir par différents types d’action « lecture ».
Parmi elles, la rencontre avec un auteur qu’on invite et fait intervenir en chair et en os est toujours intéressante. Mais sans aide des collectivités locales à l’occasion d’une « fête du livre » ou autre manifestation, elle reste fort couteuse. L’expérience conduite à Colombe est aussi celle d’une (fort jolie) rencontre qui ne nous aura couté que le prix d’un timbre, mais qui nous aura tous, enfants et adultes formidablement enrichis et – de surcroit – rendus heureux, ce qui n’a pas de prix.
