Une école bonne pour tous ?

Il faut changer l’école ! Je croyais faire partie
de ces enseignants qui, dès la maternelle,
veulent faire changer l’école… Mais parmi
eux, je me suis rendu compte qu’il y a au
moins deux tendances. Se déclarer en accord
avec les deux tendances est évidemment
possible en paroles… mais dans les actes ?

C’est lors d’une conférence organisée par
l’Unicef que j’ai cessé de me sentir membre
de la « communauté » des enseignants qui
veulent changer l’école…

Cette conférence était organisée à la
suite du constat, par l’Unicef, que l’école était très inégalitaire
(et une fois de plus, une !). Le débat de l’après-midi
a rapidement évolué vers ce qui ne marchait pas
dans l’école, ce qu’il fallait changer dans l’école pour les
élèves, pour n’importe quel élève, pour tous les élèves
en décrochage avec l’école, qu’ils viennent de familles
populaires ou pas. Parce que, comme on l’entend partout
et toujours : « Il faut une école bonne pour les enfants,
bonne pour tous les enfants. »

PAROLES, PAROLES, PAROLES…

Dans la salle déjà, certaines personnes avaient tenté
de recentrer le débat sur ce qui ne fonctionnait pas dans
l’école, pas pour tous les enfants, mais bien pour les enfants
de milieux défavorisés. Sans résultats.

L’école va mal, d’accord ! Il faut changer l’école,
d’accord ! Mais l’école va mal pour qui ? C’est là que je
vois aujourd’hui deux tendances dans ceux qui veulent
changer l’école. Il y a ceux qui veulent la changer parce
que les enfants s’y ennuient, parce qu’on y fait que de
l’accumulation de savoirs, parce qu’on n’y construit pas
de citoyens critiques… Et il y a ceux qui veulent la changer

« Changer l’école :
pour qui ?
Pour quoi ? »

pour qu’elle soit plus juste, pour
que les enfants de milieux défavorisés
y réussissent, pour que l’origine sociale
ne soit plus un facteur déterminant
dans la réussite scolaire.
Alors, repenser l’école, certainement.
Mais la repenser pour qu’elle
fonctionne pour les enfants de milieux défavorisés ! Et
d’abord pour eux ! Elle fonctionnera alors aussi pour les
autres élèves, mais avec des contraintes bien différentes
d’une école où on se sent bien…
J’ai enseigné pendant une petite dizaine d’années
dans une école dont l’indice socioéconomique est 20, qui
se pensait alternative (et je le pensais aussi à l’époque).

Je travaillais dans une école qui voulait changer l’école.
Mais depuis 15 ans, je suis institutrice primaire dans
une école de la région bruxelloise dont l’indice socioéconomique
est 1. Je veux toujours changer l’école… Les
propos tenus par les différents intervenants pendant cette conférence m’ont ouvert les yeux sur le fossé entre
les raisons d’hier et d’aujourd’hui qui me poussaient à
vouloir changer l’école !

DES ACTES DANS LES CLASSES…

Dans l’école qui fera réussir les élèves de milieux
populaires, le temps de présence des enfants et des
enseignants devra être augmenté : l’enseignant sera en
présence des enfants pendant plus que les 24 périodes
exigées aujourd’hui et pendant plus que les 180 jours
prestés par année. Et ce temps ne sera pas consacré à
remplir les têtes de savoirs morts, mais bien à apprendre
ce qui s’apprend dans beaucoup de familles des milieux
culturellement proches de la culture de l’école : questionner
plutôt que répondre, comprendre ses erreurs,
discourir… Si on reconnait que l’école d’aujourd’hui
n’enseigne pas tout ce qu’elle exige, il faudra, pour être
juste, l’enseigner. Et cela prend du temps, beaucoup de
temps.

Dans l’école qui fera réussir les élèves de milieux populaires,
les activités scolaires devront être recentrées
autour des apprentissages de base (math, français, éveil)
et confier à d’autres, et à d’autres moments, les arts plastiques,
le sport… Et cela, gratuitement pour les enfants
socialement défavorisés, toujours pour être juste…

L’enseignant se devra d’être particulièrement compétent
dans la didactique du français, des mathématiques
et de l’éveil. Il devra, par exemple, non seulement
savoir quelles sont les difficultés rencontrées par
un enfant pour raconter une histoire, mais aussi ce que
l’enfant devrait savoir pour raconter une histoire. Le
« coin tapis » avec les livres rangés dans de jolis bacs en
bois ne donne aucune garantie quant à l’acquisition de
la compétence « raconter des histoires » ! Il faudra que
l’enseignant connaisse l’importance de la représentation
des nombres et de leur utilisation, l’importance des
différents concepts liés aux opérations. Des projets de
petits magasins ou des calculs de budget de sortie scolaire
ne donnent aucune garantie quant à l’acquisition
d’une bonne représentation des nombres !

Dans cette école encore, il sera plus important de
savoir ce qu’est la digestion que de savoir qu’il faut
manger un fruit à 10 h, de savoir que l’aimant attire le
fer plutôt que de savoir qu’il faut éviter les boissons en
canette. Les innombrables demandes que le monde extérieur fait à l’école, si on veut y répondre, demandent
d’y consacrer beaucoup de temps. Les savoirs qui permettent
de remettre en question ces demandes, d’y répondre
positivement ou négativement passent alors à la
trappe ! Des affiches réalisées par les élèves qui invitent
à trier ses déchets, à boire de l’eau ou à manger sainement
ne donnent aucune garantie quant à l’acquisition
de savoirs nécessaires pour développer l’esprit critique.

Dans cette école toujours, on prendra du temps pour
expliquer pourquoi il est parfois intéressant de se taire,
d’écouter l’autre, pourquoi il faut se questionner même
si on n’est pas l’élève interrogé. On apprendra (et cela
prendra du temps) à vérifier ce qu’on pense avant de
s’exprimer, à revenir sur ce qu’on a écrit avant de le
rendre public, à refaire un raisonnement avant de le
communiquer à la classe… Beaucoup d’enfants de milieux
socialement défavorisés ont une conception de
leur métier d’élève bien différente de celle valorisée à
l’école.

UNE RÉORGANISATION DE L’ÉCOLE…

Agir ainsi dans sa classe, sans changer tout, peutêtre
même en revenant à quelques vieilles habitudes, ce
n’est peut-être pas changer l’école comme l’entendent
beaucoup de personnes (enseignants y compris), mais
c’est certainement travailler dans le sens d’une réussite
des milieux populaires. Ces changements-là, dans les
classes, ne sont cependant pas suffisants : il faut aussi
penser à mettre sur pied un tronc commun jusque 16
ans, à supprimer le redoublement et les orientations
précoces, à supprimer ce marché scolaire qui construit
les écoles ghettos, à en finir avec les réseaux, à promouvoir
l’égalité des places…

Nous sommes très nombreux dans l’enseignement à
demander des changements de l’école, mais certainement
pas tous avec le même objectif en tête. Les levées
de boucliers contre le décret « inscriptions » ne sont
que le haut de l’iceberg que constituent les résistances
à changer l’école pour que les enfants de milieux populaires
réussissent. Il n’est sans doute pas utile de diviser
les enseignants qui veulent changer l’école. Ceux-là
sont souvent pleins d’énergie qu’il est bon de conserver
! Mais il est peut-être urgent de clarifier les objectifs
de ces changements pour que l’école ne soit plus cette
machine à reproduire les inégalités sociales !