Une école des arts et de la beauté (épisode 2)

Une école d’enseignement qualifiant à Bruxelles. Des sections techniques et professionnelles : habillement, esthétique, arts appliqués, coiffure. Dans le n° 199 de TRACeS, nous avons présenté la première phase de tout un projet entrepris dans cette école, en lien avec le Théâtre de la Monnaie. Depuis, les élèves de 6e technique et professionnelle ont vu l’opéra Katia Kabanova.

Avant le spectacle, avertis des grandes lignes de l’intrigue, les élèves avaient dû imaginer une fin à eux ; ils ont pu voir, lors du spectacle, ce que l’auteur, lui, avait trouvé. Et ils ont été impressionnés par le monde de l’opéra : la musique et le jeu chanté, la grande salle de la Monnaie, lieu magique, la mise en scène de cette pièce, avec des moments plutôt réalistes et crus, alors que, selon leurs représentations de l’opéra, ils s’attendaient à du classique strict et réservé. Certains ont dit vouloir y retourner. La plupart, sans ce projet, ne s’y seraient sans doute jamais rendus. Quant à la visite des ateliers de la Monnaie et la possibilité de découvrir la fabrication des décors, des costumes, des coiffures, des maquillages, « ils y seraient bien restés deux jours ! », dit Madame JARDON, chef d’atelier pour la section habillement.

D’un thème à un univers

Ces élèves et leurs enseignants se sont aussi plongés pendant plusieurs semaines, comme nous l’avions relaté, dans diverses activités littéraires, philosophiques, cinématographiques, autour du thème tolérance/intolérance, le fil rouge de la saison des spectacles à la Monnaie.

Au terme de ce premier travail, un petit groupe mêlant des enseignants et des membres du service éducatif de la Monnaie a relevé les différentes directions, visions, interprétations inspirées par ce thème dans les classes. Il en a tiré de grandes lignes comme propositions de travail, pour la création de costumes et de décors scéniques.

Par exemple, l’idée de contrastes, les diptyques de positif/négatif, le seuil de tolérance, l’envie de déranger l’œil et les habitudes du spectateur, le pouvoir des mots (agressifs, réconfortants, voilants, dévoilants, aidants, pensants), l’univers des jeux. C’est la piste des jeux qui est choisie comme ligne de départ et de fond. Étonnant à première vue, pour évoquer tolérance et intolérance… ! Justement, il s’agit de vue, de visualiser, de matérialiser. Et là, ceux qui ont plutôt l’habitude d’évoluer dans les mots et leur écriture sont déconcertés et enrichis par cette autre façon d’approcher un sujet, celle d’artistes, de techniciens, d’artisans de la matière.

Idées de jeux donc… de damiers pour les contrastes, oppositions, contraires, gagnants, perdants. Poupées et marionnettes pour les idées de manipulation, de respect des normes, des canons de beauté. Jeux de mots pour les clichés, les maximes réinventées et autres proverbes, jeux d’enfants, jeux de cartes, jeux vidéos, excentricité, mangas, violences, combats… Voilà le/les types d’univers que les élèves vont maintenant explorer, créer.

Chez les stylistes

Là, nous sommes en 6e technique habillement, chez ceux qui sont occupés à concevoir quatorze costumes avec leur professeur, Madame G. Pendant six heures, ils ont réfléchi à partir de tous les travaux précédents réalisés autour du thème. Ils y ont puisé leurs décisions et premières esquisses. Ils travailleront par binômes, avec l’idée des deux faces tolérance/intolérance. Ils seront responsables à deux de deux costumes. Chaque modèle aura son existence propre, mais il y aura de l’interactivité entre les deux silhouettes, il devra se passer quelque chose lors de rencontre et dé-rencontre de l’un avec l’autre, et ce quelque chose devra susciter de l’interpellation autour de tolérance et intolérance.

Lorsque je passe dans la classe, les élèves sont fortement plongés dans le dessin de leur croquis technique et de leur silhouette… C’est à peine s’ils font attention à ma présence ! Leur professeur m’explique qu’ils cherchent une ligne, c’est-à-dire l’allure générale du costume (sa forme géométrique, ses proportions, son volume), le concept, ce qui va définir leur création. Ils déterminent les caractéristiques de leur modèle, d’une part sur un schéma, pour le volet technique, et d’autre part sur un corps avec lignes, couleurs et allure plus parlante, plus séduisante.

Des élèves m’expliquent, par deux, leur projet : robe gonflée avec masques qui vont se bouger, se défaire lors de la rencontre avec l’autre robe, costume à bandelettes lacérantes, comme autant de marques et de cicatrices qui vont avoir un jeu entre elles lors de la rencontre avec l’autre costume… Ce sont les premiers jets. Les élèves cherchent avec leurs yeux, leur crayon et leur parole. Je suis fascinée par leur concentration et leurs explications ! Pour certains, des idées de mise en scène et de lien au décor, inspire le costume. Ils cherchent d’ailleurs déjà parmi les élèves de l’école, des mannequins qui pourraient faire des jeux de scène.

Chez les assistants en décoration

Madame PHILIPPEN, chef d’atelier pour les sections décoration, esthétique et coiffure, nous accompagne dans ce local où les planches à dessin prennent la place. Le professeur de décoration et d’arts plastiques, Madame MATIAS nous montre la maquette du décor. Les élèves de 5e, 6e, 7e professionnelle décoration y ont travaillé selon les mêmes propositions de départ que les stylistes. Ce sont les élèves de 4e technique habillement qui ont donné l’idée de faire un damier (ils viennent d’ailleurs parfois aux nouvelles !).

Il ne s’agit pas d’un damier bien carré qui remplira les coins de la scène. Non, d’emblée il y a création d’instabilité, en lien avec le « seuil de tolérance » dont la stabilité est variable selon les personnes : le damier vient se placer en biais par rapport à la scène et les carreaux sont mis en perspective s’allongeant, s’étirant et s’élevant, en trompe-l’œil, comme du bas vers le haut en forme de marquise ; de plus, les carreaux au sol se déstructurent au fur et à mesure de leur longueur. Cette disposition et ces formes perturbent le public parce que les règles classiques d’emplacement dans une salle de spectacle sont subverties. Perturbent aussi l’alternance de formes carrées plus rigides et de formes plus rondes, pour l’idée de souplesse.

Des éléments mobiles en trois dimensions, aux mêmes formes rondes et carrées que le plancher du damier, vont pouvoir se déplacer sur sa surface. Ils seront boites, boites à poupées contenant un mannequin. Leurs pans seront faits de lycra, ce qui permettra aux mannequins de faire bouger les murs, autre image d’une rigidité à mettre en mouvement. Les éléments cylindriques vont permettre d’emballer, de déballer et tous les éléments pourront aussi servir d’appui, de portes, de sièges. Fait bordure pour une partie de ce damier, une bande pleine de lettrages, aux mouvements tantôt mécaniques et pointus, tantôt plus libres et plus arrondis.

Ce décor est plus axé sur les possibilités de mise en scène que sur des aspects esthétiques. Il permettra toutes sortes de modalités d’entrées et de sorties et entrainera des règles du jeu scénique. Pour la partie du défilé qui ne portera pas sur le thème tolérance et intolérance mais présentera les travaux d’autres années réalisés dans l’école, du tissu pourra faire rideau et créer une autre impression d’espace. Ce décor sera fabriqué pour une bonne partie dans l’atelier de la Monnaie, beaucoup plus grand qu’une classe. Des élèves y seront d’ailleurs en stage pendant trois semaines et pourront entre autres y travailler, avec un spécialiste des décors à la Monnaie et ancien élève de l’école ! Je suis frappée de toute l’intelligence et de toute l’invention, personnelle et collective, en marche ici.

Au prochain épisode, les plans et maquettes seront réalisés en vrai et sans doute y aura-t-il lieu d’entendre les méandres des manipulations matérielles.

Propos recueillis auprès de Myriam JARDON par Noëlle DE SMET