Une école pour apprendre

Quoi apprendre, et comment ? Et pour quoi ? Si ces questions sont d’actualité pour les enfants de tous milieux sociaux, elles prennent une résonance particulière pour les milieux populaires. Les choix pédagogiques et didactiques sont éminemment liés à nos choix politiques.

Propos recueillis auprès de Nico Hirtt

De quoi les enfants de milieux populaires ont-ils besoin ? Ils ont besoin qu’on les aide à construire un rapport positif à l’école et aux savoirs scolaires.
Cela commence par se sentir bien à l’école, dans des lieux urbanistiquement et architecturalement bien pensés, des écoles de petite taille. Des écoles qui ne ferment pas leurs portes à quatre heures ou le weekend, et deviennent un véritable lieu de vie où on peut faire autre chose qu’être assis à travailler en classe.
Par ailleurs, des chercheurs comme Bernard Charlot ont montré que les enfants de milieux populaires, comme les autres, ont besoin de sens. Trop souvent, l’école traditionnelle n’apporte des réponses qui ne font sens que pour les enfants des classes sociales supérieures : « Les maths cela servira plus tard, quand on sera ingénieur. » C’est là que les didactiques constructivistes sont nécessaires.
Faire sens, alors, c’est faire en sorte que les savoirs soient fondés sur un questionnement, issus d’une pratique de recherche. De là émergeront contradictions entre ce que les enfants croyaient et ce qu’ils observent et questions, pour construire les savoirs.
Maintenant, il y a un problème. On observe que beaucoup de bons élèves issus de milieux populaires sont rétifs à ces méthodes constructivistes. Ils ont appris à mémoriser sans réfléchir, et désappris à s’interroger sur le sens de ce qu’ils font. L’enseignant doit alors déconstruire ce rapport artificiel et mort au savoir.

Constructivismes

Comment produit-on du savoir ? Via un processus de construction, résultat de la confrontation des savoirs théoriques antérieurs avec des observations concrètes, qu’elles portent sur la pratique de production, la pratique sociale, la pratique de la vie quotidienne ou évidemment sur la pratique de la recherche scientifique.
C’est ainsi que se sont construites les sciences. Un professeur de physique qui réussit à bien raconter l’histoire de notre conception de la lumière, en rentrant dans la pensée scientifique resitue déjà le savoir dans un processus de construction : en remontant à l’Antiquité, en passant par les Arabes qui ont formulé une conception de la lumière comme composée de particules, par Descartes qui par analogie avec le son, propose une conception ondulatoire de la lumière, qui se propage dans un milieu qu’il appelle l’éther, par Newton qui démontre qu’il n’y a pas d’éther, et donc qu’il faut revenir à une conception corpusculaire, et plus il y a de nouvelles expériences de diffraction qui montrent que ça ne peut pas être des particules, cela doit être des ondes — mais qu’on ne sait pas dans quel milieu elles se propagent, et puis il y a Maxwell, Einstein, etc.
Il montre ainsi que les savoirs ne tombent pas du ciel, ils s’élaborent dans des contextes sociaux, culturels, politiques, religieux, technologiques et scientifiques, dans lesquels contradictions et nouvelles conceptions sont apparues.

Où est l’erreur ?

Raconter la genèse des découvertes scientifiques s’accompagne aussi de démarches constructivistes dans lesquelles on plonge les élèves. Ainsi, en physique, on peut travailler sur la force d’attraction entre les planètes, force qui varie avec la distance qu’il y a entre elles, en raison de l’inverse du carré de la distance. Si on va 10 fois plus loin, la force sera donc 100 fois plus petite. Comment amener les élèves à construire ce type de connaissances là ?
Avec mes élèves, je partais d’une question relativement simple : « Qu’est-ce qui fait tourner la lune ? » En sachant qu’ils avaient déjà à leur disposition une série de connaissances (la force de gravité sur terre, dont ils connaissent la formule F=m.g, la force centripète) qu’ils ont découvertes dans des démarches précédentes.
À ce moment-là, on travaillait tous ensemble. Les élèves répondaient assez vite que c’est à cause de la force d’attraction de la terre qui exerce une force centripète. Je partais de leur hypothèse et leur demandais alors de la calculer. Très vite, les élèves constataient que cela ne marchait pas, ils arrivaient à une force de gravité 3600 fois plus grande que la force centripète. Il y avait donc là une contradiction qu’il s’agissait de résoudre entre ce qu’ils croyaient être un modèle explicatif et le résultat de leur calcul.
Et donc on arrive logiquement à un nouveau questionnement : où est l’erreur dans notre raisonnement ou dans les modèles que nous utilisons ? Certains formulent alors l’hypothèse que la distance entre la Lune et la Terre doit intervenir dans le calcul correct.
Progressivement on arrive à l’idée que la lune est 60 fois plus éloignée du centre de la Terre que nous : apparait alors le lien avec le 3600 que nous avions obtenu préalablement — qui est le carré de 60. Les élèves traversent un processus de construction qui les amène à ce que la théorie de la gravitation ne soit pas un dogme.

Et les compétences…

Ces démarches constructivistes sont bien différentes de ce que l’on propose aujourd’hui sous le terme de compétences. Je partirai encore d’un exemple lié à la physique. Dans les programmes (de l’enseignement catholique), on a repoussé les bases de la mécanique en cinquième, alors qu’on est censé aborder l’énergie dès la quatrième.
Les élèves étudient donc l’énergie cinétique et l’énergie potentielle, et on va leur donner les formules qui permettent de les calculer. On les leur sert sans aucune justification, puisque, pour pouvoir les justifier, il faudrait des notions de mécanique qui ne seront abordées que l’année d’après. C’est la démarche exactement inverse d’une construction de savoir : on donne une formule, et puis on fait faire des exercices dans lesquels les élèves vont devoir l’utiliser.
Si dans les deux cas, le travail autonome des élèves est extrêmement important, dans une démarche constructiviste, le but est très précis : formuler de nouveaux concepts, de nouvelles théories, établir de nouvelles relations. La tâche n’est qu’un moyen au service du savoir.
Dans une démarche par compétences, c’est exactement le contraire. La résolution de la tâche est l’objectif principal et l’enjeu central de l’évaluation. Ce savoir peut d’ailleurs tomber d’où on veut, du ciel, d’un livre, de Wikipédia…
Je défends, pour les enfants du peuple, le droit d’acquérir des savoirs qui soient complets, ce qui signifie connaissance de théories, de faits, compréhension de ces théories et de leurs origines, de la cohérence interne de ces théories et de ces concepts, y compris la capacité d’utiliser ces savoirs de manière pertinente dans le champ de l’action… les fameuses compétences dont on vient de parler.
La forme scolaire reste la voie principale pour y accéder, à savoir une institution qui a sa vie et sa discipline propres, qui échappe aux pressions de la vie extérieure, et qui a un cursus qui est imposé aux élèves. Je suis opposé au fait que l’on négocie les contenus avec eux. Ceci dit, les résistances peuvent assez vite s’évanouir si par ailleurs nous sommes respectueux à l’égard des jeunes.
L’enseignant a une mission à remplir auprès de l’élève dont il ne peut pas se détourner pour simplement lui faire plaisir.