Une école pour tous !

Mon école est accueillante et
généreuse, mon école joue le jeu de
l’hétérogénéité. Mais quel jeu ?

Da ans l’école où je travaille, la dernière semaine
du mois d’aout se réunissent les
titulaires de 1re et la direction afin de former
les classes de 1re de manière la plus
hétérogène possible à partir de données
obtenues à l’inscription. Ainsi, nous passons une matinée
à tenter de résoudre ce casse-tête puisqu’il s’agit de
combiner plusieurs critères tels le sexe, l’école d’origine,
les résultats au CEB, les doubleurs, les pays d’origine,
les éventuels troubles d’apprentissage, tout en essayant
de maintenir des duos voire trios d’amitié. Au bout de
quelques heures de travail, chaque titulaire se retrouve
ainsi avec la liste des élèves de sa future classe… Et chez
moi, cela s’accompagne toujours aussi d’une petite
boule au ventre à propos de la dynamique de groupe qui
se développera, à propos du groupe, à propos des individus.

Cette liste de noms auxquels sont liées toutes ces
données brutes me laisse souvent imaginer que tel élève
aura du mal, qu’avec celui-là, il faudra être ferme dès le
début ou encore m’inquiéter de celui-ci qui a un trouble
que je ne connais pas très bien.

DES FACES ET DES PROFILS

Et puis voilà qu’a lieu la rentrée et que ces noms
s’incarnent. Nous faisons connaissance. Voici donc ma
classe. Ce jour-là, lors des quelques heures d’accueil
en secondaire se passent déjà mille-et-une choses et
arrivent mes premiers ressentis. De la manière dont
les élèves se rangent, entrent en classe, choisissent leur
place ; de la manière dont ils accrochent aux activités de
présentation, se déplacent dans l’école, me parlent, se
parlent, s’écoutent ; des questions qu’ils posent, de leur
compréhension des consignes, de la façon dont ils vont
copier l’horaire, compléter les
documents… de tout cela va
peu à peu se dégager ma première
impression à propos de
la dynamique potentielle de
cette classe, de la faiblesse de
Jordan qui me parait vraiment
lent, de Chaimae qui n’a rien compris à la fiche signalétique
pourtant simple à mes yeux, de Sami qui était
isolé et semblait vouloir se faire oublier ou de Tarkan
par contre qui voulait qu’on le remarque à tout prix…
Tant de manières différentes pour chacun de ces élèves
d’entrer en secondaire.

L’année démarre ensuite. Et dès le 15 septembre
m’arrivent les premiers échos de mes collègues : « On
se demande bien comment Jordan a obtenu son CEB. »,
« Hicham, il n’a vraiment aucune base. », « Chaimae, je
n’ai jamais vu ça… », « Sami, n’a jamais son matériel et
son journal de classe n’est jamais signé… » Et peu à peu,
de cette liste de noms du mois d’aout et des visages de la
rentrée se dressent des profils d’élèves qui bien souvent
se confirment lors des conseils de guidance d’octobre et
s’affirment en décembre…

Chaque année, ce qui m’interpelle très fortement
c’est de constater, avec une certaine impuissance, que
celui qui avait été repéré en difficultés par mes collègues
le 15 septembre était celui que je pressentais faible
le jour de la rentrée, qui faisait partie du groupe des
élèves à petits CEB sur ma liste et qui sera probablement
un élève qui connaitra un parcours compliqué au
premier degré et qui souvent n’ira pas bien au-delà dans
notre établissement… C’est celui qui, comme on le dit,
entre en secondaire par la petite porte.

L’ÉLÈVE PARFAITE

J’ai envie ici d’écrire tout particulièrement sur une
élève — je l’appellerai Aicha — qui est entrée par une
très petite porte il y a un peu moins de 3 ans : elle sortait
du fondamental avec un tout petit CEB et était issue
d’une école primaire du quartier qui a la réputation de
donner les CEB à ses élèves tant son niveau est faible…
école regroupant majoritairement des élèves d’origine
étrangère et issus de milieux socioéconomiques défavorisés.

Entrée par une toute petite porte en secondaire
donc, mais avec beaucoup d’envie d’y être, d’accroche
pour le scolaire et une motivation impressionnante.
Sa première année en secondaire ne se passe pas bien.
Aicha connait de grandes difficultés en français qui se
répercutent dans toutes les branches : difficultés de
compréhension des matières, des consignes, difficultés
d’expression… Néanmoins, Aicha ne se laisse pas décourager
et décide de tirer profit de tout ce que l’école propose
en dehors de ses cours. C’est ainsi qu’elle s’abonne
aux remédiations en français, qu’elle s’inscrit le jeudi
soir au cours de Français Langue Scolaire (cours proposé
aux élèves ne maitrisant pas bien la langue française
et chez qui cela pose un problème scolaire). Elle
s’inscrit les lundis et mardis soirs à l’étude dirigée. Elle
décide aussi de suivre les cours de méthodologie dispensés
sur les temps de midi. Malheureusement, au
terme de l’année, Aicha n’obtient pas les résultats lui
permettant de passer en deuxième. Le conseil de classe
décide de son redoublement.

LE REDOUBLEMENT PARFAIT

Elle est dans ma classe pour effectuer cette deuxième
première. Dès le premier jour, elle s’investit en classe
de manière très positive. Elle accompagne les nouveaux
dans leur découverte de l’école, elle participe en classe
et prend peu à peu de l’assurance, elle devient déléguée
bibliothèque. Elle s’inscrit à nouveau en méthodo, demande
à être parrainée par un élève de rhéto avec qui
Fabienne De Smet
Mon école est accueillante et
généreuse, mon école joue le jeu de
l’hétérogénéité. Mais quel jeu ?

« Des visages de la
rentrée se dressent
des profils d’élèves. »

elle retravaille ses cours sur le temps de midi, elle poursuit
l’étude dirigée. Enfin, l’école lui propose un PIA
(Plan Individuel d’Apprentissage) qu’elle prend très au
sérieux : avec l’aide d’un prof-relai, elle réfléchit, formule,
poursuit et surtout atteint des objectifs d’apprentissage.
A mon cours, je peux voir qu’elle tient compte
de tous les conseils méthodologiques que je donne en
classe : comment repérer ce que l’on attend dans une
situation donnée, quelle est la matière attendue dans
telle tâche, comment convoquer cette matière, comment
faire un brouillon, comment se relire… Et j’imagine
qu’elle fait de même dans tous les autres cours
puisqu’en juin, Aicha réussira son année sans échec.

Cette année, elle est donc en 2e et je l’ai toujours à
mon cours de néerlandais. Elle parait toujours aussi
motivée et poursuit son travail de manière appliquée et
laborieuse. Hélas, sa faiblesse en français la poursuit, et
les matières se complexifiant, devenant plus abstraites,
Aicha retrouve des difficultés de compréhension, d’expression,
peine à établir les liens. D’importantes difficultés
de logique sont aussi mises en évidence en math.
Le rythme de la classe semble aussi dépasser celui d’Aicha
qui ne suit pas/plus.

On peut se poser la question de l’efficacité du redoublement.
De manière certaine, il lui a donné confiance
en elle et lui a permis de prendre une place qu’elle n’aurait
peut-être pas prise spontanément dans un autre
contexte. Mais en termes d’apprentissage, cela lui a-til
réellement permis de combler les lacunes pointées
en fin de première ? Cette réussite, ces points obtenus
reflétaient-ils un réel changement ou s’agissait-il finalement
de l’effet de la répétition ?

Quoi qu’il en soit, en décembre de cette année, lors
du conseil de classe, il a été demandé au professeur qui
la suit pour le PIA d’aborder avec elle la question du
projet d’orientation… sous-entendu de réorientation.

ÉCOLE EN DIFFICULTÉ

Bien que, de fait, on puisse présager que cette élève
connaitra probablement des difficultés pour suivre un
enseignement de type général, ce genre de situation me
met toujours très mal à l’aise et m’interpelle très fortement.

Car ce problème essentiellement linguistique,
présent et constaté depuis 3 ans continue de compromettre
sa réussite malgré une motivation en béton et
la mise en oeuvre par cette élève de toute une série de
stratégies très scolaires et pertinentes. La seule solution
que l’on semble avoir pour une telle élève, après
lui avoir proposé toute une série de remédiations hors
classe, est de lui proposer de continuer ailleurs, dans
une autre filière. Et dès lors de m’interroger… Ne pouvons-
nous vraiment pas faire autrement dans ces caslà
? Où et comment l’école peut-elle et accepte-t-elle
d’agir ? J’entends de plus en plus souvent des phrases
telles que « lors de l’inscription on expliquera dorénavant
aux élèves ne semblant pas avoir le niveau (niveau
exprimé souvent en %…) qu’ici ce sera difficile », ou
encore qu’« il serait intéressant de rencontrer les écoles
primaires (comme celle dont provient Aicha) pour, non
pas les dissuader de nous envoyer leurs élèves, mais les
avertir néanmoins des difficultés que risquent de rencontrer
ces élèves. » Je trouve ces propos durs. Je les traduis
en caricaturant peut-être un rien comme « Notre école
a toujours eu “un bon niveau” (et en a encore toujours
la réputation) auquel vous n’êtes visiblement pas adaptés
(vu nos constats de ces quelques dernières années). Il
vaut donc mieux ne pas vous inscrire chez nous, car nous
n’avons rien à vous proposer qui puisse vous faire suivre
voire réussir en classe. »

Et de quel droit un tel discours ? Accepterais-je qu’on
« accueille » mon propre enfant comme cela ? Qui va
alors « accueillir » ces élèves ? Quelle est la représentation
que l’on a de ces élèves, de ces écoles « accueillantes
» quand on entretient ces propos ?

DE QUOI AVONS-NOUS PEUR ?

Ne pourrait-on vraiment pas changer les choses à
l’intérieur de nos classes ? Dans ces écoles plus « accueillantes
», dans les autres filières, j’imagine qu’il n’y
a pas d’autres choix. Si l’on veut accrocher les élèves
aux apprentissages, si l’on veut donner du sens, il faut
se remettre sans cesse en question.

Et pourquoi ne pas faire pareil dans nos écoles ? Pourquoi penser qu’ailleurs c’est normal qu’en allant dans une autre filière
l’élève aura d’office plus d’accroche et de facilités ?
Nous devons nous interroger lorsque nous constatons
de manière répétée les mêmes situations d’échecs. Que
mettons-nous en oeuvre actuellement en classe pour
permettre à Aicha d’évoluer cette année ? Et si l’on tirait
profit de l’hétérogénéité de sa classe pour lui permettre,
et permettre à tous d’ailleurs de préciser les représentations
mentales, pour échanger sur les manières d’aborder,
de comprendre les matières, si l’on explicitait
comment aller rechercher ce que l’on sait déjà et s’en
servir pour faire des liens. Si l’on expliquait comment
comprendre les consignes et comment mieux exprimer
ses réponses. Si l’on explicitait ce que l’on attend
de l’élève.

Oserait-on même peut-être autoriser l’usage
d’un dictionnaire lors d’évaluations ? Et si l’on analysait
plus les erreurs et si nous cherchions des pistes pour les
dépasser. Est-ce que ça ferait vraiment baisser le niveau
de l’école ? Est-ce que le plus « fort » s’ennuierait ? Si
l’école reconnaissait sa nouvelle réalité et acceptait de
se laisser quelque peu déstabiliser pour se remettre en
question, est-ce qu’on n’offrirait pas dès lors une école
plus adaptée pour tous ?