« Prenez une chaise et suivez-moi… »
Éric nous propose de nous installer à l’extérieur pour réaliser un croquis. Il s’agit de dessiner sur une feuille blanche, au crayon, mais sans gomme la maison dans laquelle nous venons de passer la première nuit du weekend d’écriture « pédagogies actives » à Bailièvre.
Cette activité m’intéresse beaucoup, car je serais susceptible de la faire vivre aux étudiants de l’école normale dans le cadre du cours de didactique des mathématiques…
J’ai l’impression de bien connaitre les éléments théoriques qui sous-tendent le dessin qu’on me demande de réaliser : la ligne d’horizon, les points de fuite…
Ce qui est plus déstabilisant, c’est que l’approche choisie par Éric est de nous placer face à une situation nettement plus complexe que celle que je propose généralement à mes étudiants.
Après avoir tracé les « contours » du bâtiment, je me heurte à de nombreuses difficultés : la forme du toit à trois pentes, la position relative des cheminées, des portes et des fenêtres, mais surtout les proportions entre ces différentes composantes.
Éric vient régulièrement constater l’avancement de nos travaux et l’étendue de nos difficultés. Il nous propose ensuite d’analyser en petits groupes nos productions pour en dégager les constantes et les divergences…
L’immobilité et le froid nous ramènent à l’intérieur du bâtiment pour observer les œuvres de tous les participants. Éric demande à chacun d’expliciter les étapes et les techniques utilisées et la discussion s’engage…
Certains proposent une démarche, l’étayent par une théorie, expliquent, tentent de convaincre. D’autres posent des questions, cherchent à comprendre, se remettent en question. Petit à petit, des règles se dégagent et quelques énigmes livrent leurs secrets. On en discute, on tombe d’accord, on structure…
Ensuite, nous retournons à nos planches à dessin et Éric nous demande de dessiner un tabouret en respectant les règles que nous venons juste de « construire ».
Le transfert s’avère rapidement beaucoup plus difficile que prévu. Faut-il dessiner ce que j’observe ou reconstruire un « tabouret idéal » s’appuyant uniquement sur les arêtes d’un parallélépipède rectangle ?
Tout à l’heure, la ligne d’horizon traversait la maison qui était à la hauteur du regard. Cette fois-ci, le tabouret est situé largement en dessous de cette ligne, m’obligeant à chercher ailleurs des points de repère.
Le temps passe et je ne sais toujours pas par quel bout commencer. Finalement, je trace une ligne horizontale sur laquelle je choisis délibérément deux points de fuite. Je peux alors tracer le squelette du solide dans lequel le tabouret va trouver sa place.
Me revoilà dans un cadre rassurant et mon dessin commence à prendre forme. D’abord des traits légers qui ébauchent un parallélépipède rectangle. Dans la face supérieure, je dessine le siège du tabouret. Le long des arêtes verticales apparaissent les pieds. Les traits de crayon s’affermissent et je vois de mieux en mieux ce que je dois faire.
Entretemps, Éric s’est assis près de moi et « croque » en quelques minutes le tabouret tel qu’il le voit. Le contraste est saisissant entre mon travail laborieux et la facilité dont il fait preuve.
J’essaye tant bien que mal d’ajouter quelques parties ombrées à mon dessin pour mieux rendre le relief. Au bout du compte, j’ai dessiné un tabouret qui ressemble à celui que j’ai sous les yeux, mais je ne suis pourtant pas parti de ce que j’avais observé.
En nous proposant d’analyser tous ensemble nos productions, Éric nous permet de confronter nos forces, mais aussi nos difficultés. Grâce au regard des autres, je constate que j’ai laissé passer deux grosses erreurs de construction : le siège carré de mon tabouret ressemble à un rectangle et j’ai oublié de représenter un de ses pieds. Finalement, à part celui d’Éric, aucun dessin n’est impeccable et chaque approximation génère une nouvelle série de questions auxquelles nous tentons collectivement de répondre. Cette mise en commun nous enrichit, mais elle met également en évidence nos différences de niveau. Ce qui n’était au départ qu’essai bon enfant et pratique d’apprentissage nous a finalement engagés émotionnellement plus profondément qu’on aurait pu le penser.
Éric nous propose alors d’imaginer un cube transparent et de le représenter en perspective et sous différents angles de vue sur un tableau de type « paper board ». À tour de rôle, nous traçons des lignes d’horizon, des points de fuite et des squelettes de cubes : face à nous, de dessus, du dessous, de travers…
Aux dimensions cognitive et psychomotrice vient définitivement s’ajouter la dimension affective, car certains participants se sont mis en danger à travers ces activités fonctionnelles et tous ces apprentissages ne se sont pas faits sans douleur. Apprentissage et souffrance vont-ils toujours ainsi de pair ?