Une histoire à quatre mains

L’histoire prend place dans une classe du primaire, en troisième année pour être plus précis. Les héros de l’histoire sont les enfants de cette classe et ils sont accompagnés dans leur périple littéraire par Ekram, leur institutrice, et Graziella, professeur de didactique du français dans la catégorie pédagogique de la Haute école de Bruxelles. L’objectif de cette rencontre est de mettre en place un dispositif de lecture littéraire dès le primaire.

L’objectif de notre travail commun était d’observer la réception des albums de « qualité littéraire » chez les enfants et de vérifier plus précisément si des savoirs littéraires ciblés étaient abordables : intertextualité, différenciation entre l’auteur et le narrateur, perception et définition de la notion de point de vue et identification de l’intention artistique d’un auteur. Il s’agissait aussi de vérifier en quoi ces savoirs peuvent servir la compréhension du texte.

Le choix des albums

Notre choix d’albums a été déterminé par l’objet de notre recherche. Nous avons lu en classe quatre albums de Geoffrey de Pennart et un album d’Anthony Browne, des albums où la compréhension fine nécessite une lecture interactive de l’image et du texte, où l’image collabore à la construction de savoirs littéraires.

L’expérimentation s’est déroulée pendant un mois. Les séances duraient 1h40 et, lors de chaque séance, un livre différent était proposé aux enfants. La lecture en réseau de ces albums avait pour ambition de mobiliser des compétences en lecture afin d’amener les enfants à percevoir en quoi les choix d’écriture d’un auteur, lorsqu’il s’agit de focalisation, peuvent modifier notre perception du récit. Nous voulions donc aussi sensibiliser les enfants à l’intention artistique d’un auteur et au lien étroit qu’entretient ce dernier avec ses œuvres.

La démarche en classe

Les récits avaient été préalablement découpés selon des objectifs spécifiques à atteindre : reconnaissance des personnages de contes traditionnels, anticipation des évènements, émission d’hypothèses quant aux choix d’écriture de l’auteur, lecture-écriture… Nous proposions aux enfants de lire une séquence et nous provoquions des discussions autour des objectifs cités ci-dessus. Chaque enfant disposait d’un carnet de lecture personnel, une sorte de carnet de bord dans lequel figuraient la structure de notre séquence didactique, les titres des albums lus, des espaces pour noter certains éléments, des tableaux de synthèse…

Au tableau, étaient affichés, en grand format, les textes des livres lus. Ce matériel permettait une bonne gestion des discussions en grand groupe et un retour effectif au texte. Le va-et-vient entre le texte et les commentaires des enfants est une base importante de la construction de sens et du tissage des liens entre une lecture et une autre.

Nous proposons à présent un exemple de discussion autour du livre Le loup est revenu de G. de Pennart. Dans cet album, M. Lapin lit dans le journal que le loup est de retour dans la région. À peine est-il plongé dans sa lecture que l’on frappe à la porte. Il craint que ce soit déjà le loup, mais en fait ce sont les trois petits cochons terrorisés qui lui demandent l’asile. Ce que M. Lapin accepte. Viendront ensuite la chèvre et ses sept chevreaux et d’autres personnages de contes qui ont eu des soucis avec le loup.

Un arrêt-discussion est proposé après l’arrivée des trois petits cochons et de la chèvre et de ses sept chevreaux. Nous avons demandé aux élèves de repérer les personnages et/ou une histoire connue. Ils repèrent facilement les trois petits cochons ainsi que la chèvre et ses petits. Nous vérifions leur connaissance de ces contes qui, visiblement, ont été lus les années précédentes. Nous leur demandons de faire des hypothèses de lecture sur la suite. Les réponses des enfants fusent : l’arrivée du loup ou l’arrivée du petit chaperon rouge. La première réponse est logique, la deuxième montre qu’une partie des enfants a perçu le processus d’écriture parodique de l’auteur et guette l’arrivée d’autres personnages des contes traditionnels. Nous faisons repérer les titres des journaux qui annoncent l’arrivée du loup de manière anecdotique pour montrer l’humour de G. de Pennart. Ce simple repérage des titres des journaux va dès lors devenir un fil conducteur de sens chez les enfants. Ils repèreront dorénavant, de manière systématique, ce qui est écrit sur les journaux et qui est annonciateur de l’arrivée du loup.

Les deux livres suivants de De Pennart (Je suis revenu ! et Balthazar) seront abordés de la même façon (découpage et démarche en classe). Le dernier livre de l’auteur permettra une lecture-écriture en abordant la notion de point de vue. L’autre raconte l’histoire d’un chien qui explique comment l’arrivée d’un homme et puis d’un enfant dans sa vie ont changé ses rapports avec sa maitresse avec laquelle il avait une relation exclusive. Dès le premier arrêt, à notre demande : « Qui raconte ?», les enfants répondent en chœur : « Le chien ». Au deuxième arrêt, nous demandons pourquoi G. de Pennart décide de nous raconter l’histoire sous l’angle, le point de vue du chien. Voici quelques réponses d’enfants :
– Eva : Parce que sinon, on ne saurait pas qu’il est jaloux.
– Omer : La maitresse, elle, ne sait pas que son chien n’est pas content; donc si c’est la maitresse qui raconte, on ne sait pas que le chien n’est pas content.

Les autres enfants qui demandent la parole disent la même chose en d’autres mots : « Ça risque d’être plus drôle si c’est le chien qui raconte. »

Nous constatons une perception collective incontestable de la notion de point de vue. Notons aussi la remarque d’Eva, lectrice moyenne, qui sort spontanément le mot qui est le thème du livre, la jalousie, mot qui n’est jamais mentionné dans le texte.

Nous proposons enfin aux élèves de tirer au sort un des personnages (sauf le chien que nous avons retiré) et de réécrire l’histoire mais en la racontant du point de vue du personnage tiré au sort. Ce travail d’écriture se déroule en trois parties : écriture individuelle, confrontation des écrits en mettant ensemble des enfants ayant des personnages différents et, lorsque leur rédaction est terminée, nous proposons à chacun de lire son récit sans préciser qui est leur narrateur : à la classe de le deviner !

Enfin, pour clôturer le dispositif, nous proposons aux enfants le dernier livre : Histoire à quatre voix d’A. Browne. Nous introduisons ce dernier par l’émission d’hypothèses sur le titre. Les enfants imaginent qu’on va « peut-être entendre des voix hautes, douces, graves », que ce sera « peut-être la même histoire avec des personnages différents » ou encore que « c’est peut-être une histoire avec quatre points de vue. »

Nous entrons alors dans la lecture dudit livre qui est le livre le plus résistant de toute notre série. Les élèves avouent ne pas comprendre grand chose au livre, ce qui était toutefois attendu. Nous proposons, après relecture, de dire ce qu’ils ont remarqué, en vrac : ont-ils vu des choses semblables à travers les quatre histoires ? Y a-t-il des éléments qui reviennent ? Qu’ont-ils remarqué à propos des personnages ? Les enfants font alors une relecture du texte et des doigts se lèvent. Comme nous l’avions espéré, la comparaison des différentes voix, à l’aide d’un tableau réalisé par les enfants, aide ces derniers à comprendre le message de l’auteur. Cette confrontation, que les enfants n’avaient pas faite spontanément, le travail de relecture soutenu par le tableau va leur en donner les moyens. La compréhension du texte se fait donc grâce à un va-et-vient entre le texte, les interprétations, les hypothèses, les discussions et l’intervention des enseignants. Autant de paramètres à envisager lorsqu’il s’agit de textes résistants.

Au final

Notre expérience montre que la réception d’albums résistants est abordable auprès de jeunes lecteurs pour autant qu’un dispositif didactique adapté aux enfants et à l’oeuvre travaillée soit mis en place. Les notions telles que l’intertextualité, la différenciation de l’auteur et du narrateur, la notion de point de vue, abordées lors des différentes séances sont transférables et transférées lors du travail de réécriture demandé en fin de dispositif. Un dispositif agréable à mettre en place et agréablement reçu par les enfants, riche de sens et de motivation pour les apprenants… et pour les enseignants.