Une journée en maternelle

Prof du secondaire, je me suis muni de mon vieux cartable Goldorak et de deux stéréotypes contraires et maintes fois entendus à propos des maternelles pour y passer une journée. Alors, « Les instits sont formidables, quel métier, c’est là que tout se joue » ou « Oui, mais bon, c’est plus du gardiennage et du bricolage que de l’enseignement » ? De 8 heures à 15 heures 30. Suis lessivé.
8 heures, je commence la journée en retirant les chaises avec Mme Anne. Elle me dit le programme du jour lorsque le temps libre (jusqu’à 9 heures) sera fini et je suis surpris des objectifs pédagogiques ambitieux annoncés. Il y a des maths, de la lecture, et de la compote à faire pour entrainer la dextérité et cela à partir des pommes récoltées par les enfants lors d’une sortie précédente. «,»La classe est assez petite et les murs défraichis sont emplis de panneaux didactiques : l’écrit ” chiffres, lettres, mots, dessins ” est partout. Il y a une estrade divisée en trois contre le mur de droite : ce sont les coins jeu où on n’accède qu’avec un badge autour du cou, pour limiter le nombre d’enfants dans les box. Il y a évidemment toutes ces petites tables disposées en ilots, en plus du coin rassemblement et du coin calme coussiné. Au plafond sont déjà suspendues les productions passées de ces petits de trois, quatre ans et chacun a une farde sur une étagère. Mme Anne remplit une bassine d’eau savonnée pour la journée, car il n’y a pas d’évier et la petite table bac à sable est recouverte de deux panneaux apportés par des parents. Lors de la journée, les instits me le disent toutes séparément sans que je ne le leur demande : la plupart du matériel, des jeux (et même le percolateur) provient de chez elles ou de dons des parents.
J’avais imaginé que l’accueil des parents prendrait beaucoup de place. En fait, ce jour-là, les enfants sont déposés assez vite par des adultes fatigués et pressés et une vingtaine d’enfants calmes, mais dynamiques grossissent le groupe-classe au fur et à mesure. J’entends un enfant pleurer dans le couloir et Mme Anne me dit qu’il s’agit sans doute de cet enfant différent, probablement autiste (en cours de testing) et que l’année dernière, ils avaient ce petit garçon trisomique qui est aujourd’hui en 1re primaire et pour lequel l’équipe s’inquiète beaucoup. Et puis, où sont passées les heures FLA ?
Les petits sont enthousiastes et vont vers les jouets comme s’ils en avaient rêvé la nuit. Ils sont calmes aux tables. Dans le couloir, des filles jouent à la marelle. Il y a beaucoup de sourires et d’interrogations sur ma présence. Une petite fille semble avoir peur de moi, alors je n’insiste pas et file vers une autre classe.
Je vais voir Mme Pascale et Mme Manu qui ont les tout petits : les accueils et les premières. Dans cette école, je me rends vite compte qu’il y a une vraie équipe et qu’elle passe notamment par des duos. Un petit garçon vient me parler et je ne comprends absolument rien à ce qu’il me dit : à cet âge, deux ans et demi ou trois ans, ils ont encore du mal à s’exprimer et puis, il faut dire qu’ils me parlent à trois en même temps. Mme Pascale qui, forte de sa longue expérience, a visiblement plusieurs paires d’oreilles et le décodeur a compris : il voudrait réécouter une chanson écoutée lors de l’éveil aux langues. Une chanson en chinois où un âne rit bien d’avoir fait tomber un panda. Le petit a un sourire jusqu’aux oreilles et moi aussi. Sur le temps de midi, décalé de celui du primaire, Mme Manu me dira qu’elle aura passé beaucoup de temps à changer les petits. Et toutes les deux d’affirmer que le covid, parce que les enfants auront été moins à la crèche, aura fait des dégâts sur la socialisation de ces enfants qui semblent vivre pour la première fois en groupe et qu’ils mettent dès lors une pagaille pas possible dans la classe. « Cette année, nous sommes déjà contentes quand on arrive à les rassembler une fois sur la journée », me disent-elles.

Des grains et des graines

Il est 9 heures, Mme Valérie, qui a également une vingtaine de moyens comme Mme Anne, a rassemblé les enfants et commence les rituels de la classe. Il s’agit de voir qui est là et de se présenter à moi. Les enfants se passent un tambourin et scandent les syllabes de leur prénom. Ensuite, le projecteur interactif projette un calendrier et il s’agit pour Dalhia d’y retrouver le bon jour : en fait, le nombre 29. Elle n’y arrive pas et des doigts se lèvent pour prendre sa place. Nicolas a très envie de le dire, mais l’instit résiste, laisse du temps, et finit par donner des indices supplémentaires (le jour, la semaine…) pour qu’elle puisse le trouver et repartir à sa place le sourire aux lèvres.
Les activités d’apprentissage ne durent qu’une dizaine de minutes maximum avant de passer à la suivante, mais elles sont vraiment ambitieuses du point de vue des apprentissages. Rien n’est gratuit. Les questions posées aux enfants les poussent à réfléchir, à compter le temps, à imaginer. Plus loin, l’histoire La petite graine relue par l’instit fait l’objet de questions qui poussent les enfants à froncer les sourcils. Mme Valérie a déplacé les enfants plus distraits et sans doute moins forts dans l’appréhension de l’écrit tout devant. En lien avec les mots de l’histoire, un néologisme sonore est également inventé, collectivement, pour le plaisir et écrit sur une chenille en bois qui le décompose lettre par lettre (U-B-U-R-A-L-O). La lettre et le son U apparaissent : ils feront l’objet des activités de l’après-midi (coller des bouts de feuilles sur un U, tracer…). Mais tout cela fatigue, et les enfants s’agitent, se poussent et plus le temps passe, plus l’instit est obligée de ramener le calme. Sans jamais hurler.
L’hétérogénéité me frappe : des enfants semblent perdus alors que d’autres s’en sortent plus facilement. L’exigence aussi : le tronc commun et ses nouveaux référentiels poussent à mieux préparer les enfants au futur apprentissage de l’écrit et ces activités semblent vraiment y travailler. Mais, comme en secondaire, la tentation d’avancer grâce à ceux qui savent est grande parce que quand un enfant patauge, la pression du groupe grandit.
Enfin, Mme Valérie empoigne sa guitare et chante avec eux avant de leur laisser choisir un instrument pour tenter de rythmer ” péniblement ” une chanson. Autant vous dire que cela fait longtemps que les décibels sont montés. Il est environ 10 heures 30 et il est grand temps d’aller en récré.

Ouf ?

Le couloir s’agite : il faut mettre les manteaux ! Une instit s’énerve sur une tirette cassée, un enfant pleure, un autre donne un coup de pied. Le bruit est élevé et dehors, sous un soleil timide, des enfants se mettent à courir sans s’arrêter. J’aurai la même impression lors de la récréation de l’après-midi : elle est tout sauf reposante pour les adultes, constamment accaparés par de multiples sollicitations des enfants. Entre les papotes, les pleurs et les dénonciations… Le directeur vient me dire en aparté que cette équipe de maternelle est la meilleure de Liège. Je ne suis ni dupe ni tellement étonné. On apprend surtout que M. Antoine n’est pas là et c’est donc le branlebas de combat. Une instit va-t-elle sacrifier son avant-midi de libre pour les prendre à sa place ? Le directeur ? Non, il remplace déjà quelqu’un en primaire… Solidairement, les autres instits se partagent les enfants lors des rangs et toutes les classes grimpent de quatre ou cinq élèves. Il est temps de reformer les rangs en chansons, puis de repartir en classe et… d’enlever les manteaux. Le temps de midi est, lui, géré par des surveillantes. Il est silencieux et personne ne s’en plaint. Seul le petit Raphaël sanglote, sa maman a oublié quelque chose dans sa boite à tartines. Une instit sacrifie alors une partie de son temps de midi pour le consoler. Puis les quatre profs mangent dans une classe et discutent de leur matinée. Dehors, dans l’autre cour, par la fenêtre, c’est la récré des primaires. Alors on se souvient de ces anciens petits devenus grands. Les institutrices maternelles ne vont à la salle des profs avec le primaire que le vendredi. Question de temps.

Concentré

Je pourrais encore raconter beaucoup de choses sur cette journée, notamment le retour d’Antoine l’après-midi et son cours de psychomotricité vraiment bluffant, les enfants étant plongés dans un imaginaire motivant. Leçon au cours de laquelle les inégalités de développement moteur m’ont également sauté aux yeux, à l’instar de Pablo qui se pend par les pieds à 1m50 du sol et qui court là où d’autres du même âge n’osent avancer qu’assis.
Mais aussi, les vrais couteaux, dans les petites mains pour couper en quatre les pommes prédécoupées en deux. Ou encore le projet d’école où deux grands de 6e primaire viennent, lors de leur récré, aider en classe maternelle, à tour de rôle. Sans oublier la violence juvénile et l’attention de tous les instants des adultes pour régler les conflits intelligemment (là où, en secondaire, j’ai tendance à minimiser, à pacifier, ou à ignorer). Les sourires aussi. Les organisations différentes du travail, tous ensemble, en ateliers tournants, ou en familles (un groupe d’enfants qui bossent toujours ensemble). La marionnette Nico animée par Anne qui change de voix pour l’occasion. Il s’agit de faire deviner un objet amené par un enfant que l’on cache dans le ventre de la marionnette pour faire poser des questions aux autres élèves, bien aidés par des fiches posées par terre (Quelle couleur ? Est-ce que l’objet roule ?).
Et puis, enfin, la fatigue des adultes à qui on dit que leur travail est important, mais qu’ils ne le voient pas toujours concrètement. Et qui aimeraient pouvoir travailler par deux en classe. Prescillia qui, jeune instit, va peut-être devoir trouver un autre travail parce qu’elle n’a pas d’horaire complet. Mais, ce que je retiens surtout de ce concentré d’humanité, intense et épuisant, doux et violent à la fois, c’est le professionnalisme de mes collègues du maternel, bien décidés à faire grandir les enfants le mieux possible, humblement, jour après jour.
Il est 15 heures 30, il est temps d’attendre bien sagement les parents dans le hall de l’école (à qui est cette écharpe ?) et je me dis que l’école maternelle est bien l’endroit où on peut tuer dans l’œuf les premières inégalités. On est très loin du gardiennage. Je repars très fatigué, un peu ému aussi avec le visage et les prénoms de tous ces gosses qui vivent en une journée bien des vies. Quoi, ça recommence demain ? 

2022-12-05 15:15:00