Une nouvelle discipline au programme ?

Apprendre à lire avec les idéogrammes chinois : une expérience d’éveil aux langues hors normes en troisième maternelle.

Depuis septembre 2020, les enseignants du cycle II sont invités à organiser une période hebdomadaire d’éveil aux langues. Un document de référence «Éveil aux langues. Balises de progression et ressources pédagogiques M1-P2» a été rédigé. L’enjeu principal est sans détour la sensibilisation des jeunes enfants aux langues étrangères dans le but de préparer les apprentissages futurs.

Un dispositif collaboratif, mené entre 2018 et 2021 [1]Nous avons travaillé avec des classes où le nombre de langues représentées pouvait varier de 1 à 17.  par deux formatrices en Haute École [2]Projet conduit en collaboration avec Isabelle Doneux. , dans une vingtaine de classes des cycles I et II  [3]Cycle 1 de 2,5 à 5 ans et cycle 2 de 5 à 8 ans.  a montré que la première discipline scolaire à bénéficier des apports de l’éveil aux langues est la langue française.

Un vécu de classe!

Nous illustrerons l’intérêt des pratiques plurilingues en racontant une activité de sensibilisation au code écrit conduite en fin d’année scolaire, dans une classe de troisième maternelle. Celle-ci a porté sur l’observation d’idéogrammes chinois proposés dans un imagier et visant à expliquer les principes de l’écriture chinoise [4]C. Louis, Le grand imagier chinois, Picquier jeunesse, 2018 . Brièvement, l’enseignante a demandé aux enfants d’émettre des hypothèses quant à la signification de plusieurs idéogrammes remontant aux origines de cette écriture et représentant chacun un élément de la nature. L’objectif était de voir quelles allaient être les réactions des enfants et s’ils allaient parvenir à identifier ces signes comme de l’écriture. L’activité s’est déroulée en deux phases d’observation collective avec treize enfants : la première sur le pictogramme à décoder, la seconde sur une série de pictogrammes proposés en indices.

Observer et évoquer

Le premier signe présenté aux enfants avait la forme d’un rectangle traversé en son centre d’un trait horizontal.

Dans un premier temps, on (se) questionne : «Que voyez-vous?»

Les réponses s’enchainent sans que l’enseignante n’ait besoin d’interpeler les élèves :

«Un carré avec un dessin dedans qui ressemble à une porte.»
«Un carré avec comme Madame E.»
«C’est comme une lettre de Chine…»
«(…) peut-être un dessin qui est sur les lampadaires…, les lanternes (lanternes vues dans un précédent projet)»

L’enseignante demande ensuite à chaque enfant à quoi ce signe lui fait penser : «Ça me fait penser à une armoire, une porte, une fusée…»

L’enseignante donne la réponse attendue : «C’est Nathan qui a raison (“C’est comme une lettre de Chine…”), mais, attention, ce n’est pas une lettre, mais une écriture. Est-ce que ça ressemble à notre écriture?» Un élève répond : «Ça ressemble à un dessin.»

Vient ensuite la deuxième question : «Que veut dire ce signe?»

«Viens dans ma maison… Parce que ça ressemble à une porte…»
«Viens jouer avec moi, c’est comme si quelqu’un lançait une balle.»
«Peut-être que les Chinois dessinent un dessin pour nous faire comprendre.»
«Peut-être un Chinois qui a fait un dessin pour lui faire comprendre quelque chose…»

L’enseignante pose la troisième question : «Est-ce que l’un de vous sait ce que ça veut dire ou a-t-on besoin d’apprendre ce que cela signifie?» Un élève dit : «On doit apprendre.» L’enseignante explique : «On peut proposer des interprétations, mais on a surtout besoin de l’apprendre…»

Faire parler les indices

L’enseignante leur annonce que plutôt que de leur communiquer directement la signification du pictogramme, elle va leur soumettre des indices. Les indices sont en réalité le même pictogramme dessiné à différentes époques : «Je vais vous donner des indices de ce que signifie ce pictogramme. Ces indices sont les signes faits par les Chinois, il y a très longtemps…» La notion «il y a longtemps…» a été travaillée en d’autres circonstances et elle est familière aux enfants.

1er indice : l’enseignante réitère le questionnement de la première étape. Les enfants fonctionnent à nouveau par analogie : «Ça ressemble à un cadenas, à un panier, un seau, un sac à main, un médicament…» Une élève compare le signe initial et son indice et relève les différences.

2e indice : les enfants suggèrent de nouveaux rapprochements.   

3e indice : il s’agit du signe originel. «C’est la lettre O», dit un élève. L’enseignante lui rappelle que ce ne sont pas des lettres. Spontanément, plusieurs enfants répondent alors : «Le soleil.»

Quels enseignements les enfants ont-ils pu retirer de cette expérience de littératie hors norme? L’analyse des commentaires des élèves laisse affleurer des apprentissages de trois ordres.

Sur le plan linguistique, ils apprennent qu’il existe d’autres façons d’écrire et de mettre en relation les signes avec ce qu’ils représentent. Ils ont également appris la distinction entre «lettre» et «écriture» : si une lettre est de l’écriture, l’écriture ne prend pas nécessairement la forme de lettres. Ils prennent aussi conscience du code qui obéit à des conventions partagées qu’il faut apprendre.

Sur le plan cognitif, avec cette activité d’observation de l’idéogramme qui ne se laisse pas appréhender facilement, ils doivent raisonner de manière analogique et associer des informations nouvelles avec des anciennes.

En faisant des hypothèses, «C’est peut-être…» : ils ont pu vivre un savoir qui se construit et dont ils ont été partie prenante.

Sur le plan culturel, l’idéogramme invite à la décentration. L’enfant est contraint d’élargir son horizon de représentations, d’aller vers d’autres façons de matérialiser le monde. Ici : le soleil.

Avec l’enseignante et ma collègue, nous avons été étonnées par l’enthousiasme des enfants pour cette activité expérimentale qui pourrait sembler hors de leur portée et aride. Elle a duré près de quarante minutes, leur attention n’a pas faibli. Dès lors que l’on s’attache à rendre visible leur mécanique, les codes écrits fascinent les enfants qui y voient d’abord une énigme à résoudre. Le système écrit chinois a offert un contrepoint intéressant au fonctionnement du principe alphabétique. Ce dévoilement a été soutenu par une médiation verbale dense qui a nécessité le recours constant aux mots qui permettent d’évoquer la langue (métalangage), utilisé par l’enseignante, mais également par les enfants qui ont pu ainsi mettre le doigt sur de possibles points d’incompréhension.

La richesse sur le plan de la compréhension du système écrit a été rendue possible par la mise en miroir de deux systèmes différents dont les caractéristiques ressortent par contraste. C’est un des principes de la pédagogie du détour qui est au cœur de l’éveil aux langues, une nouvelle matière scolaire qui renforce les conditions d’entrée dans la littératie chez les apprentis lecteurs, dès la troisième maternelle.

Un double bénéfice pour apprendre le français

En tant que langue de médiation, le français a tout à gagner de cette démarche d’éveil aux langues. La mise en présence d’une pluralité de langues avec la langue de l’école a une incidence sur les conduites langagières des enseignants. En effet, ne connaissant pas, la plupart du temps, les langues que l’activité les amène à mettre en œuvre, ces derniers ont tendance à verbaliser davantage. Les liens que l’activité amène à tisser entre les langues conduisent à une verbalisation soutenue, caractérisée par de nombreuses répétions, reformulations, explicitations qui, par ailleurs, ont pour conséquence de convoquer la langue des apprentissages tant sur un plan lexical que sur le plan des structures syntaxiques : ces langues inconnues, on les écoute, on les observe, on les décrit, on les compare, on en infère les règles de fonctionnement. La langue de scolarisation se déploie ainsi dans toutes ses dimensions cognitives. Cet étayage soutenu s’accompagne également d’un usage renforcé de la langue écrite, y compris, dans les classes maternelles; la langue écrite vient en effet donner une stabilité salutaire aux langues que les enseignants ne connaissent pas et qui les placent dans une position d’insécurité linguistique.

Le français profite des activités d’éveil aux langues en tant que langue de référence, à partir de laquelle sont comparées les autres langues. En effet, ces dernières se comportent comme des miroirs de la langue française dont les caractéristiques phonologiques, morphosyntaxiques, sémantiques apparaissent avec une ampleur inédite. À travers cette démarche de comparaison, la langue française se dévoile en tant que système linguistique permettant aux élèves d’entrer dans son fonctionnement. Cette perspective nouvelle sur la façon dont fonctionne la langue française nous semble particulièrement intéressante pour tous les enfants, autant pour ceux dont la langue familiale est le français que pour ceux dont la langue de première acquisition ne l’est pas.

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 Nous avons travaillé avec des classes où le nombre de langues représentées pouvait varier de 1 à 17.
2 Projet conduit en collaboration avec Isabelle Doneux.
3 Cycle 1 de 2,5 à 5 ans et cycle 2 de 5 à 8 ans.
4 C. Louis, Le grand imagier chinois, Picquier jeunesse, 2018