Une nouvelle forme de capital culturel

Les élites sociales se distinguent aujourd’hui au moins autant voire davantage par leur maitrise des langues étrangères qui leur permettent de se mouvoir dans un monde globalisé que par des pratiques culturelles distinctives. Il en va de même de leurs enfants. C’est un changement majeur.

Dans les années 1960, les étudiants issus des classes cultivées, ceux que Bourdieu et Passeron appelaient les héritiers étaient surtout décrits comme ayant un rapport étroit à la culture littéraire et artistique. Mais désormais, la valeur sociale de la culture cultivée est en baisse et celle-ci est concurrencée par d’autres genres culturels plus centrés sur le divertissement. Les musiques rock, électroniques, la littérature policière, la bande dessinée, les jeux vidéos, les séries télévisées acquièrent en effet une place croissante dans les pratiques culturelles des catégories sociales diplômées au détriment des pratiques culturelles légitimes comme la fréquentation de l’opéra, l’écoute de la musique classique, des émissions culturelles ou encore la lecture de la grande littérature. À l’école aussi, la place accordée à la culture classique (ce qu’on désignait autrefois en parlant des humanités) est moindre que par le passé, la sélection scolaire s’opère avant tout sur la base des cours de mathématiques et scientifiques. La sociologie de l’éducation montre donc logiquement que cette culture aussi qualifiée de classique et légitime joue un rôle moindre dans la reproduction sociale.

Capital culturel mutant

Cela ne signifie pas que ce que les sociologues appellent le capital culturel des familles a cessé de jouer un rôle important dans la reproduction sociale. Le capital culturel, souvent appréhendé dans les enquêtes quantitatives à partir du diplôme ou du niveau d’instruction des parents, reste un des principes explicatifs majeurs des inégalités scolaires. Mais ce que recouvre aujourd’hui le capital culturel a changé, car la société, l’école et la culture des familles ont évolué. La forme scientifique et technique du capital culturel progresse, on l’a évoqué, mais aussi le capital culturel de nature linguistique, celui lié à la maitrise de sa propre langue maternelle d’abord et des autres langues vivantes (deuxième et troisième langues) ensuite qui prennent une place croissante dans les programmes scolaires.

« Une hybridation croissante du capital culturel avec le capital économique et le capital social. »

De nombreuses recherches en sociologie de l’éducation montrent que l’effet du capital culturel passe en réalité par des pratiques éducatives qui stimulent le développement cognitif des enfants et leur transmettent un certain rapport au langage ainsi que des dispositions et des savoirs directement utiles pour les apprentissages scolaires. C’est le cas par exemple des pratiques parentales qui visent à transmettre le gout de la lecture qui joue un rôle particulièrement important durant les premières années de la scolarité.
Les travaux consacrés à l’étude des difficultés rencontrées à l’école par les enfants des classes populaires dont la culture familiale est très éloignée de la culture scolaire soulignent que l’école ne fait pas sens pour eux, ce qui se traduit chez eux par une incapacité à saisir les implicites qui sont derrière les demandes des enseignants. Ils comprennent juste qu’ils doivent obéir et travailler, ce qui ne leur permet pas de s’engager positivement dans les apprentissages. Dans les classes moyennes et supérieures, les enfants n’acquièrent cependant pas naturellement et sans effort le plaisir d’apprendre et la compétence à décoder les signaux envoyés par les enseignants. Un travail parental intensif et quotidien de nature proprement scolaire est nécessaire ; ce travail sous-estimé et largement invisible incombe généralement aux mères.

Réalité augmentée

Plus tard dans la scolarité, dans l’enseignement secondaire et supérieur, le capital culturel continue à jouer un rôle important, mais plutôt sous la forme d’un capital culturel informationnel. C’est la capacité à s’informer et à s’orienter dans un système scolaire complexe et hiérarchisé (choisir les meilleurs établissements, filières, options…) qui devient déterminante et qui avantage ceux que j’appelle les initiés [1]H. Draelants, Comment l’école reste inégalitaire. Comprendre pour mieux réformer, Presses universitaires de Louvain, 2019. Ce qui témoigne, selon moi, de l’évolution d’un mode de reproduction basé sur une proximité à la culture scolaire à un mode de reproduction déterminé également par la qualité des environnements scolaires fréquentés et par une connaissance des trajectoires scolaires les plus rentables socialement. L’internationalisation des parcours scolaires, le recours aux cours particuliers, l’éducation de l’ombre font également partie de nouvelles stratégies parfois rangées sous l’étiquette de capital culturel. À mon sens, elles mettent en évidence l’hybridation croissante du capital culturel avec le capital économique et le capital social. Scolariser ses enfants dans des écoles internationales privées, les envoyer faire des stages et séjours linguistiques pendant les vacances scolaires ou leur permettre de faire une seconde rhéto à l’étranger sont en effet des stratégies couteuses et donc plus aisément accessibles aux parents qui en ont les moyens financiers et/ou qui peuvent mobiliser des réseaux internationaux.

Les langues riches

Ces stratégies sont socialement rentables et distinctives, car même si les langues ont acquis une place importante dans les curriculums, il faut en effet bien voir que le capital culturel linguistique de type international est difficile à acquérir uniquement dans un cadre scolaire. Comme l’écrit Anne-Catherine Wagner, « ce sont les conditions sociales d’acquisition des compétences linguistiques qui font en grande partie leur valeur. Connaitre une langue, c’est comprendre les sous-entendus, savoir jouer avec les différents niveaux de langage et produire des formes linguistiques appropriées à l’interlocuteur et à la situation. La seule situation scolaire se prête mal à ces apprentissages. L’aisance linguistique est une compétence d’interaction qui s’acquiert par une exposition diversifiée et prolongée avec les langues et leurs locuteurs. Ceux qui apprennent les langues comme des langues maternelles, qui ont été élevés dans des environnements bilingues, sont ainsi privilégiés. Les héritiers de la culture internationale se distinguent des autodidactes ou de ceux qui n’ont qu’une connaissance scolaire des langues [2]A.-C. Wagner, Les classes sociales dans la mondialisation, La Découverte, 2007 ».
Les écoles elles-mêmes ne s’y trompent pas. En témoigne, le spectaculaire développement en Fédération Wallonie-Bruxelles de l’immersion linguistique[3]Entre 2009 et 2019, le nombre d’écoles qui pratiquent l’immersion a doublé dans le fondamental (où l’on recense aujourd’hui 201 écoles en immersion) et presque triplé dans le secondaire … Continue reading qui peut être analysé comme une stratégie distinctive mise en œuvre par les établissements pour se situer avantageusement dans un contexte de marché scolaire compte tenu de la forte demande des familles cultivées pour ce type d’enseignement.

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 H. Draelants, Comment l’école reste inégalitaire. Comprendre pour mieux réformer, Presses universitaires de Louvain, 2019
2 A.-C. Wagner, Les classes sociales dans la mondialisation, La Découverte, 2007
3 Entre 2009 et 2019, le nombre d’écoles qui pratiquent l’immersion a doublé dans le fondamental (où l’on recense aujourd’hui 201 écoles en immersion) et presque triplé dans le secondaire (passant d’une cinquantaine à 138 écoles en immersion).