Une pédagogie melting-pot ?

Peut-on se réclamer de filiations pédagogiques multiples ? Le choix d’un courant pédagogique exclut-il les autres ? Y a-t-il des incompatibilités ? Pourquoi ? C’est ce que je me propose d’analyser dans ces quelques lignes.

Mettons-nous d’abord d’accord sur le vocabulaire. Une pédagogie, ce n’est pas une méthode. Une pédagogie, c’est un ensemble cohérent de pratiques et de méthodes d’enseignement. Par exemple, la méthode Cuisenaire ne constitue pas en elle-même une pédagogie, pas plus que la méthode Jean-qui-rit. Ces méthodes qui touchent une partie spécifique des apprentissages scolaires (ici la mathématique et la lecture) doivent s’intégrer dans un ensemble pédagogique général.
C’est ainsi entre autres que pendant plus de quarante ans, on a pu parler de « techniques » Freinet, avant de voir fleurir, trois années seulement avant la mort de son initiateur, le terme « pédagogie » Freinet. Cela est dû au fait que de 1920 à 1963, des enseignants ont mis au point ces techniques dans tous les domaines de l’activité scolaire et qu’à un certain moment, l’ensemble a mérité le nom de « pédagogie », car il proposait une même vision des apprentissages aussi bien en mathématique qu’en français et dans les autres branches.

Les choix pédagogiques

Au vu des classes que j’ai l’occasion de visiter et des contacts que j’ai actuellement avec des enseignants, il apparait que les questions primordiales qu’ils se posent sont plutôt de l’ordre des méthodes, des pratiques, des leçons, des socles de compétences, de l’évaluation que de celui des grands choix pédagogiques, politiques et sociétaux qui détermineraient les orientations premières de leur enseignement. Un enseignant moderne surfe plutôt en expert sur l’Internet à la recherche de leçons toutes préparées, d’activités prédigérées ; dans le meilleur des cas, il privilégie celles qui font appel à l’activité de l’élève, à sa participation.
Je ne force qu’à peine la caricature. II en résulte souvent un ensemble pédagogique qu’on est bien en peine d’identifier, composé de recours à des orientations diverses, des sources multiples, parfois contradictoires dans leur conception et leurs objectifs avoués ou sous-entendus.
Or toutes les pédagogies ont en commun de relever inévitablement d’un choix politique et idéologique. Il faut se méfier des pédagogues qui nous disent le contraire en faisant une sorte de panégyrique de la neutralité et de l’apolitisme de l’instruction et de leur enseignement.

Cohérence, quand tu nous tiens…

On ne peut imaginer une classe où l’enseignant a octroyé aux élèves le droit de donner leur avis dans une seule activité par semaine. Si l’on donne ce droit, on doit l’appliquer à tout ce qui se passe en classe et le gérer en conséquence (définir des procédures, des limites, etc.)
Cette cohérence se rencontre en effet rarement dans l’enseignement pourtant tous les grands courants de la pédagogie du XXe siècle ont abouti à des « systèmes » (comme les pédagogies Decroly, Freinet, etc.) où celle-ci en est la colonne vertébrale.
On peut ne pas être d’accord avec leurs fondements -par exemple, il est bien connu que ceux de la pédagogie Steiner me hérissent-, mais prétendre que l’on peut construire une pédagogie -par exemple la pédagogie André ou Landroit- en piquant un peu chez celle-là, un peu chez l’autre (en ajoutant un peu de sauce québécoise pour lier le tout), ne me parait pas relever d’une démarche… cohérente.
Si je me sens à l’aise dans la pédagogie Freinet, c’est parce que, entre ce que je croyais intuitivement et les opinions, les pratiques d’enseignants engagés dans cette pédagogie et les théories développées par Freinet lui-même, j’ai perçu une forme d’accord profond, que j’ai pu entamer un dialogue avec des personnes que je sentais sur la même longueur d’onde que moi. Je sais qu’il peut paraitre présomptueux de penser qu’il s’agit donc là d’une « rencontre » intellectuelle, virtuelle entre un grand pédagogue et un petit instituteur, mais c’est la réalité, c’est comme cela que je l’ai vécu. Reconnaitre qu’on n’est pas seul, que d’autres ont vécu avant soi les mêmes difficultés et ont apporté leur petite pierre à une solution possible, c’est finalement faire preuve d’humilité. On ne peut prétendre pratiquer une pédagogie active en ignorant les divers courants de la pédagogie nouvelle qui ont déjà labouré ce concept. Peut-on faire de la pédagogie X sans le savoir comme monsieur Jourdain faisait de la prose, sans le savoir, presque à son insu ? Peut-être, mais il vaut mieux le savoir ! Il vaut mieux en être conscient.

Chapelle ou mouvement ?

Des enseignants nous disent parfois qu’ils pratiquent telle ou telle technique Freinet (ou plusieurs d’entre elles) et que manifestement, l’ambiance de leur classe ressemble à celle des classes dites Freinet qu’ils ont eu l’occasion de visiter. Bon. Tant mieux ! Mais il est quand même souhaitable (si pas nécessaire) qu’ils sachent, découvrent ou (re)découvrent que le travail d’autres enseignants est à l’origine de tel fichier ou de l’affinement de telle technique. Car plus qu’une pédagogie, Freinet, c’est un mouvement coopératif d’enseignants, certes, à l’origine, sous la houlette d’un « père », mais favorisant l’autonomie de ses « adhérents ».
Certains enseignants manifestent de l’intérêt pour telle ou telle pédagogie, mais ne s’y engagent pas à fond et n’en acceptent pas l’étiquette par crainte justement d’entrer sans une « chapelle », de se mettre à la solde d’un penseur, d’y perdre leur liberté propre et d’être catalogués par leurs collègues ou leur hiérarchie. Ils interprètent l’engagement de certains comme une forme d’intolérance vis-à-vis des autres. Ce sont des craintes non fondées, car justement, dans ces mouvements pédagogiques, le travail se fait entre pairs, l’autorité de l’un ou de l’autre n’est reconnue qu’en fonction de leur propre travail. Ils prétendent que rien ne vaut un bon métissage de méthodes qui soit approprié à leur propre personne. Ils y perdent leur âme. Ils pratiquent ce que j’appelle la pédagogie melting-pot et se privent de l’apport des autres enseignants engagés pourtant sur les mêmes chemins qu’eux et en route vers la même utopie…