Pendant cinq jours d’affilée, avec nos élèves de 1re et de 2e différenciées, nous sortons à la rencontre de lieux et de pratiques peu familiers à ces ados de quartier populaire. Un vrai dépaysement.
Cette année, la proposition de Julie, responsable de ce projet, nous a surprise : travailler sur la question du territoire avec les outils de la création sonore et radiophonique. Cette proposition provient des observations faites les années précédentes : les pratiques physiques et corporelles sont peu appréciées à cet âge. Quel médium leur apporter qui les intéresse et qui leur permets d’explorer leur créativité ? Le thème La ville, le dehors, les autres s’immiscent, après cette année particulière, avec un outil qu’on possède chacun potentiellement avec nos microphones de téléphone. Émilie et Céline de l’asbl Urbanisa’son se lancent dans l’aventure. Elles ont l’expérience technique et travaillent depuis longtemps avec des adolescents.
Nous, les deux professeurs, étions inquiets parce que le sujet nous semblait vaste et flou. Et, parfois, certains animateurs sont désarçonnés par ces jeunes qui extérieurement font leur âge, mais qui scolairement ont des difficultés. Lorsque nous devons travailler avec des personnes qui ne les connaissent pas, nous craignons toujours que ça ne se passe pas bien.
Lundi, 9 heures, nous sommes accueillis par Émilie, Céline, Tahira et Julie, à la Roseraie. Pour certains élèves, c’est la première fois dans ce lieu, mais pour la plupart, il leur est déjà familier grâce aux plaines d’été organisées par le Cémôme.
On démarre en mouvement avec un chou en papier que chaque élève se lance et qui les amène à réfléchir à différentes questions : quel son aimes-tu entendre ? Dans quel endroit aimerais-tu nous emmener ? Où est-ce que tu te sens chez toi ? Pas à pas, nous nous éveillons au sens du mot territoire et à la matière sonore.
« Comment les intéresser à un territoire qui n’est pas le leur ? »
Après une courte présentation du programme de la semaine, nous partageons nos attentes : faire du foot, faire du montage, faire des micros-trottoirs, enregistrer de l’ASMR (bruits de bouche) …
Ensuite, Céline et Émilie prennent un temps pour poser le cadre avec des attentions à avoir pour le bon déroulement du projet : l’écoute, le droit à l’erreur, le droit d’avoir des idées différentes. Avec le retard déjà atteint sur le programme du jour, un élève propose d’ajouter le respecter les pauses. Un autre : faire attention au matériel.
Nous apprendrons plus tard les questions qui travaillent les animatrices : comment mobiliser l’ensemble des élèves qui n’ont pas choisi d’être ici ? Comment les intéresser à un territoire qui n’est pas le leur ? Quelle place donner aux enseignants ? Comment les impliquer au cœur de la création et non seulement au sein du cadre ? Comment permettre à chaque élève de trouver sa place ?
Les élèves sont impressionnés par le matériel qui va être mis entre leurs mains : enregistreurs, casques et différents micros. Les animatrices en expliquent brièvement le fonctionnement. Elles répartissent les élèves en petits groupes et lancent la première consigne : enregistrer cinq sons différents dans un espace de manière à nous le faire deviner. Ils peuvent circuler partout dans la Roseraie, pousser les portes et aller rencontrer les artistes qui s’y trouvent. Nous tremblons un peu, ayant l’habitude de les garder tous à l’œil.
Très vite les élèves partent, excités de pouvoir tester le matériel.
Dans les toilettes, ils enregistrent le son du verrou, celui de l’eau du robinet et de la chasse… D’autres enregistrent le bruit de la balançoire, des pas sur les jeux en bois, des cris d’enfants de l’école d’à côté…
Une fois l’exercice fini, nous écoutons les sons en essayant de les reconnaitre. Cette matière première permet de parler des difficultés rencontrées et de donner quelques conseils techniques sur la tenue du micro pour éviter les bruits parasites…
Cette méthode enregistrement en petit groupe, écoute collective et retours communs est appliquée à chaque étape du projet. En outre, Tahira prend des photos qui sont chaque jour imprimées pour compléter un journal de bord affiché à l’entrée des locaux. Ces traces sont un support pour aider les élèves à conceptualiser le processus de la semaine.
Le lendemain, Céline et Émilie nous emmènent en balade autour de la Roseraie. Les élèves sont invités à être attentifs à tout ce qui attire leur attention : noms de rues, éléments naturels, ambiances, sons, questionnements…
Durant le parcours, on fait des arrêts. Petit à petit, des histoires, des impressions et des questions se tissent en lien avec ce territoire : « Ici ça doit être des riches qui habitent », « C’est la première fois que je vois une vache d’aussi près », « Mon grand-père est enterré ici », « Ici, il n’y a que des vieux… »
Nos animatrices recueillent toutes les paroles en les enregistrant, nous sommes dans un bain sonore et déjà dans la collecte du matériau qui va nourrir la suite. En rentrant, elles nous invitent à créer une grande fresque avec des mots et des dessins de ce qui nous a marqués durant la promenade.
Le jour suivant, les élèves sont contents de se retrouver pour la suite. Sur les photos, on les voit le micro à la main, le casque sur les oreilles. Les fresques sont affichées aussi. Céline et Émilie font écouter un premier montage sonore des impressions collectées la veille. On entend leurs rires gênés en écoutant leur voix.
Les paroles des élèves ont été prises au sérieux et mises en valeur. Beaucoup de fierté se dégage des commentaires des jeunes. Le tout crée une ambiance de travail et de gaité.
Les micros sont posés sur la table. On reprend. En regardant la fresque, chaque élève va exprimer ce qui est important pour lui ou ce qu’il ne comprend pas.
Ce matin, par groupes de trois jeunes avec un accompagnant, nous partons faire des micros-trottoirs. Chaque groupe réfléchit à des questions à poser aux passants.
« Ça ne se demande pas s’ils sont riches ! », dit l’un d’eux. Un débat intéressant s’en suit : « Peut-on poser toutes les questions ? » Pour les animatrices, oui car les gens sont libres d’y répondre ou pas.
Quelques-uns sont gênés de devoir aller vers les gens. Ils essuient parfois des refus. Certains en rigolent et envisagent une autre stratégie : « Et si on enregistrait toutes les excuses que les gens donnent pour ne pas nous répondre ? » Ils tombent aussi sur des gens charmants qui prennent le temps, posent eux aussi des questions, s’intéressent à leur projet.
Les plus timides et les moins bavards se révèlent. Les voix de certaines filles s’élèvent et obtiennent des réponses, ce qui les encourage à oser davantage.
Retour dans nos locaux et retours sur la promenade du premier jour. À partir des photos, chaque élève est invité à choisir un lieu qu’il souhaiterait approfondir. Des petits groupes se forment. Certains hésitent, font le grand écart entre deux photos.
Les lieux retenus sont : le café Silence, le cimetière, l’étang en travaux, la maison orange, le bâtiment B qui ressemble à celui du clip d’un rappeur célèbre. Par deux ou trois, les élèves réfléchissent aux questions à poser, aux personnes à rencontrer et aux sons à enregistrer. On quitte les micros-trottoirs pour passer à une forme plus élaborée du type reportage. En fil rouge toujours, les questionnements et observations des jeunes exprimés sur la fresque d’émergence et lors de la balade exploratoire.
Un groupe est parti au cimetière à la recherche de la tombe du grand-père de Konstandina. Ils ne l’ont finalement pas trouvée, mais Konstandina a présenté les tombes d’amis de sa grand-mère. Elle a expliqué la symbolique du coquetier et des pierres blanches qui se trouvaient dessus et a raconté comment elle l’accompagnait pour visiter ses proches. Émilie et Maysanne qui n’avait jamais mis les pieds dans un cimetière l’enregistraient pendant qu’elle faisait découvrir son univers intime et culturel.
Les élèves ont tous apprécié le travail d’interview. Ils sont fiers d’avoir osé aller vers les gens, d’avoir obtenu des réponses. Ils se sont familiarisés avec le matériel qui ne semble plus avoir de secret pour eux.
On démarre la journée suivante par la réécoute des interviews. Ils font preuve de concentration. Il y a un grand respect pour le travail des autres.
Une consigne accompagne ce travail : qu’est-ce qui nous intéresse dans les témoignages ? Qu’aurions-nous à approfondir ? Qu’est-ce qui nous manque comme matière : sons d’ambiance, informations, personnes à interviewer… ?
Gros travail de relance. Les animatrices se montrent de nouveau facilitatrices de cette dernière phase : un rendez-vous a été pris avec le gardien du cimetière, car on veut lui poser des questions, un autre avec la responsable des travaux pour en savoir plus sur l’aménagement de l’étang.
Certains élèves restent à la Roseraie pour s’initier au programme de montage Reaper. Ils y travaillent une partie des sons. D’autres retournent au café Silence, car ils n’ont pas de bruits d’ambiance.
Ce qui est remarquable, c’est leur envie de se perfectionner. Qu’ils ont tous.
C’est le dernier jour, nous sommes accueillis sur la scène du théâtre de la Roseraie. Il y a des tapis et des coussins au sol, une lumière tamisée pour écouter ensemble le montage final. Ce qui est le plus surprenant, au-delà de la qualité, c’est qu’en interviewant les autres, nos élèves se sont révélés. Ce sont eux qu’on découvre, dans leurs préoccupations, dans leurs questionnements.
Lors de l’évaluation finale, la fierté du travail accompli et l’utilisation du beau matériel ressortent. La parole des élèves a été portée haut et laissera des traces, c’est une certitude.
Et, sans écrit ou presque, la pensée s’est construite, les représentations ont bougé dans la rencontre et l’oral.
Un des facteurs de la réussite de ce projet aura été, sans conteste, le nombre d’adultes disponibles qui a permis d’accompagner chaque sous-groupe dans ses démarches et d’encourager les jeunes dans les moments qui leur semblaient plus difficiles.
Les échos de ce projet résonnent dans les rues de la Roseraie, une affiche invite les habitants à écouter cette création sonore des jeunes !