La gestion des gêneurs est depuis le début une difficulté dans mes Conseils. Chaque année amène de nouveaux profils de gêneurs qui me font reconsidérer ce dispositif. Cette année-là, c’est Arthur, le beau gosse insupportable et Julia la veilleuse, qui me font avancer.
Dans cette classe de 4e secondaire dont je suis titulaire, après un troisième Conseil assez chahuté, je propose d’instaurer une nouvelle responsabilité pour aider à retrouver le calme. Nous en écrivons les grandes lignes : un élève désigné veilleur des gêneurs doit prendre note des comportements perturbateurs et, au bout de trois remarques, — cumulables d’un Conseil à l’autre et signalées en prononçant le prénom du gêneur — la sanction est d’être temporairement exclu du Conseil.
Dans certains groupes, il est bon que ce soit moi qui m’occupe de gérer les gêneurs, mais, cette année-là, je fais trop le flic et je voudrais casser cette dynamique de groupe. Décider qui va prendre cette responsabilité n’est pas facile. Plusieurs élèves se proposent dont Arthur, le plus perturbateur, qui se montre, pour une fois, très motivé… Mais, ça ne me semble pas une bonne idée, vu la manière chaotique dont il a présidé le Conseil précédent. Ce garçon, plein d’assurance quand on lui tourne le dos, n’est plus là quand on attend quelque chose de lui…
Cette responsabilité est difficile à tenir, car elle donne un grand pouvoir à celui qui l’endosse. Cet élève est dans une posture répressive dont il pourrait abuser ou qu’on pourrait lui reprocher par la suite. Il doit parvenir à se montrer juste et incorruptible vis-à-vis de tous et être capable de se mettre au service du groupe. Finalement, je propose que ce soit Julia, la plus jeune, mais physiquement la plus mure, elle en impose au groupe.
Dès le premier Conseil où Julia prend (ou plutôt reçoit…, ce qui est embêtant, car une responsabilité idéalement se prend, mais ne se donne pas) le rôle de veilleuse, les perturbateurs sont plus calmes et les apartés disparaissent pratiquement. Mais, je sens que Julia prend sur elle et qu’elle ne respecte pas les règles décidées ensemble.
La veilleuse doit signaler à voix haute le gêneur (sans savoir si c’est une bonne idée, car cela peut renforcer l’étiquette posée sur un élève turbulent), mais elle ne le fait pas. Difficile d’annoncer à un camarade qu’il est à trois barres… alors elle note des demi-barres que les élèves concernés tentent de négocier avec des gestes ou des regards suppliants.
Je m’en rends compte, mais je ne veux pas intervenir parce que le Conseil avance et que ça m’arrange. Lâchement, je la laisse se dépêtrer avec sa responsabilité. Il faut dire que ses remarques ne me semblent pas toutes justifiées : elle se plaint que les élèves turbulents lui font des signes, mais elle les attire par son attitude trop répressive.
La définition d’un comportement perturbateur n’est pas claire pour tous. Gêner, ce n’est pas seulement prendre la parole quand ce n’est pas son tour, certains gestes ou certaines mimiques sont bien plus provocateurs que des mots, mais plus difficiles à signaler… Plus tard, je me rendrai compte qu’installer la veilleuse près du président permet une meilleure synchronisation de leurs actions.
En fait, le Conseil se déroule plus tranquillement parce que la veilleuse détourne et concentre les perturbations sur elle, mais tous ces élèves-là ne participent plus aux discussions !
Les barres s’accumulent pour certains élèves, mais on n’en arrive jamais à l’exclusion. La veilleuse, n’osant pas aller jusque-là, ne le signale pas. Ou la feuille se perd et l’ardoise redevient vierge. Au troisième Conseil, de nouvelles plaintes surgissent : les gêneurs se sentent étiquetés, les gênés sont excédés. Je reprends donc la responsabilité et propose que si les barres s’additionnent d’un Conseil à l’autre, elles puissent aussi être soustraites par un bon comportement.
En suivant ce dispositif, Arthur est le premier élève à être exclu. Il a eu trois barres au cours d’un Conseil, je lui ai laissé une chance de les perdre au suivant, mais il ne l’a pas saisie. Pourtant, il s’est déjà bien comporté, entre autres la fois où nous avons fait le Conseil dans le local multimédia, il était secrétaire papier et tableau sur l’ordinateur et le grand écran. Cette fois-là, il avait été irréprochable. J’étais désolée pour lui, car c’était un Conseil foireux où il n’avait rien eu à noter, son document bien préparé n’avait servi à rien…
Bref, Arthur est mis dehors. Il doit rester sur le banc du couloir, pendant la suite du Conseil. Dur, dur pour lui… Il commence par sauter, pour faire passer sa tête par la fenêtre. J’ouvre la porte et lui dit « stop ». Cinq minutes plus tard, il frappe à la porte pour demander s’il peut revenir. Tout le monde me regarde, je rappelle la règle. Un peu plus tard, on entend du bruit. Je vais voir, il fait le fou avec des élèves de passage, je le recadre. Il refrappe une nouvelle fois à la porte, pour demander à être réintégré. Je contiens difficilement ma colère : hors du groupe, il est encore plus présent !
Exclure du Conseil est une sanction difficile à gérer. Où mettre les exclus ?
S’ils restent dans la classe, ils perturbent ; dans le couloir, c’est la foire (je suis censée les garder dans mon local, mais difficile de s’empêcher de mettre un élève dehors quand on est dépassé.) Pour certains, exclure est contreproductif : ils sont bien contents d’être débarrassés de la corvée du Conseil. Je songe à proposer un interdit de couloir pour les élèves exclus qui ne savent pas s’y tenir, ils seraient directement envoyés chez l’éducateur. Ou explorer d’autres pistes de sanction comme perdre le droit à la parole dans les discussions ou perdre le droit de vote dans une prise de décision. Encore faut-il que les sujets traités soient assez intéressants que pour être frustré d’être empêché d’y prendre part…
Après ce Conseil houleux, je demande à Arthur de rester pour lui rappeler que s’il veut réintégrer le groupe, il doit proposer une réparation. Prendre la responsabilité du secrétariat est une possibilité, car, en 4C, personne n’aime le faire, cela rendrait service au groupe.
Au Conseil suivant, Julia et Noémie président. Les duos de présidence fonctionnent souvent bien et aident à se lancer. Quand elles appellent un secrétaire, je m’attends à ce qu’Arthur se propose, mais il ne dit rien. Quand on demande qui veut être responsable gêneur, il lève la main, en ajoutant, qu’il veut bien aussi faire le secrétariat tableau (deux responsabilités très appréciées…) J’interviens et je lui rappelle qu’il a une réparation à proposer au groupe et que cette réparation, si c’est une responsabilité, ne peut être que le secrétariat papier. Il dit d’abord : « non, mais j’ai pas de feuille », puis il finit par accepter, sous la pression de mon regard, en remettant sa mèche et en ordonnant qu’on lui donne des feuilles. J’ai envie de le mettre dehors, mais j’ai l’impression d’être déjà trop intervenue. Je tiens à ce que cette réparation lui coute, mais est-ce une bonne idée ? Une responsabilité facile aurait-elle pu suffire à lui redonner une place ?
Fin du conseil : Arthur a été un secrétaire fanfaron et a de nouveau reçu deux barres en assumant mal sa responsabilité. Trois élèves se plaignent de lui au Ça va, ça va pas, mais moi, je décide de lâcher et de dire ça va. Quand Arthur dit ça va pas, j’espère secrètement qu’il en profite pour faire un mea culpa, mais sa justification n’a aucun lien avec son comportement.
Pourtant, après ce conseil, quelque chose change dans le comportement d’Arthur et quelque chose change dans ma perception de son comportement. Alors que reprendre la responsabilité de veilleuse et de discuter en tête à tête avait entretenu un vain duel entre nous, le fait d’avoir lâché au Ça va, ça va pas l’a comme ôté de mon collimateur. J’ai aussi sous-estimé l’effet de la sanction d’exclusion, car s’il continue à être agité, il fait par la suite attention à ne pas dépasser une certaine limite pour rester dans le groupe.