Vers l’infini et au-delà

« Ils n’ont perçu que le côté ludique de l’activité, mais pas les apprentissages. Ils étaient à fond dedans, et pourtant ce qu’il en reste est bien maigre, ils n’ont pas l’air de transférer. Ils travaillent, mais ça n’a pas l’air de faire sens… »

Le ils étant, bien sûr, les élèves du secondaire. Et moi, le prof qui s’est cassé la tête à préparer une séquence. Je suis souvent déçue de ce qui en a été capté. Et si le carnet des apprentissages était une piste ?
Envisageons le meilleur des cas : le cours a été pensé et préparé avec soin, l’intention d’apprentissage a été annoncée, et le travail en classe mené avec des méthodes favorisant l’implication de tous.
Si dans les méthodes utilisées, j’introduis le jeu ou le défi pour essayer de créer une certaine émulation, le groupe tombe souvent (voire toujours) dans la dérive du concours et du gagnant.
Si les apprentissages sont mis au service de la réalisation d’un projet concret, les élèves sont fiers de la réussite, mais peu savent nommer les étapes qui ont permis l’aboutissement final et les compétences travaillées au cours de la séquence.
Comment réinvestir ces réussites et ces apprentissages si l’élève n’en est pas conscient ? Si ceux-ci n’ont pas été pointés, expliqués ?

Le cahier des apprentissages

Dans l’école où j’enseigne, les cours sont souvent au service d’une tâche finale pour laquelle plusieurs savoirs et savoir-faire sont nécessaires dans plusieurs disciplines qui collaborent.
J’ai en tête des lectures et des discussions avec certains ex-collègues qui prétendent que les pédagogies actives ne sont pas adaptées aux enfants issus des milieux populaires, qui prônent un enseignement explicite. D’autres qui trouvent qu’un enfant est égal à un autre enfant et qu’il ne faut pas faire de différences, qu’en en faisant, on crée des inégalités.
Dans ma toute jeune école, nous avons tous essayé de nommer nos intentions d’apprentissage et de faire réfléchir les élèves sur ce qui a été fait pendant le cours, ce qu’ils ont appris, comment ils s’y sont pris, ce qui les a aidés ou bloqués…
Inclure ces réflexions au sein de notre cours s’est vite révélé indispensable, mais il nous manquait un outil logistique qui depuis a vu le jour pour notre troisième année d’existence : le journal des apprentissages. Dans celui-ci, il y a la partie classique d’un journal de classe, mais, en plus, un volet cahier des apprentissages.

Apprendre à penser

Il faut les faire réfléchir ? Faire du méta ? Prendre de la distance ? Cela s’apprend et il faut de la place et du temps pour cela. Le cahier des apprentissages est divisé en deux colonnes. Dans celle de gauche, le professeur fait noter l’intention d’apprentissage du cours ainsi que le déroulé. Dans celle de droite, il invite l’élève à une réflexion à partir d’une question.
Au premier degré, c’est le professeur qui donne la question, les élèves du 2e et du 3e degrés en piochent une dans la liste qui se trouve au début de leur journal des apprentissages. Par exemple : qu’est-ce que tu as appris ou mieux compris ? Quels sont les conseils que tu donnerais à un autre élève pour réaliser la tâche ? Cite trois choses que tu pourrais améliorer pour tel exercice.
Ils ont un temps de réflexion pour écrire leur réponse. Ensuite, le professeur invite à une mise en commun en demandant à l’un ou l’autre de partager ses réflexions. Vient un dernier moment où les élèves peuvent peaufiner leur travail à partir de ce qu’ils ont entendu.
Ça, c’est pour la théorie. En pratique, cette partie réflexive est souvent difficile. Elle vient en fin de cours et lui réserver un certain temps et même un temps certain n’est pas toujours évident. Beaucoup d’élèves rechignent à compléter cette colonne de droite, ils sont déjà dans un ailleurs. « Le cours est fini, non ? », « Ça casse la tête ! », ou alors, ils sont uniquement dans les impressions : « J’ai bien aimé », « C’était chouette », « C’était difficile », mais on ne saura pas pourquoi.

Ce n’est pas gagné

Je suis la titulaire de Mathice, un jeune garçon de 12 ans qui est en 1re générale. Je sais qu’il a participé, avec une collègue, à un atelier étalé sur trois après-midis, pendant trois semaines. Elle a intitulé cet atelier « Soupes à tous les modes ». Chaque jour, elle revoit un mode de conjugaison avec les élèves et prépare de la soupe, tantôt à l’impératif, tantôt à l’infinitif, tantôt au subjonctif…
Elle part de l’oral, explique la recette choisie par les élèves de l’atelier précédent, les jeunes nettoient les légumes, les découpent, les font cuire. Cela prend un tiers du temps. Le reste est consacré à rédiger la recette du jour dans le mode et le temps définis, et à corriger celle du cours précédent. Ensuite, ils font quelques exercices de drill pour bien ancrer les choses.
Une fois par semaine, lors de mon titulariat, je jette un coup d’œil sur le cahier des apprentissages de Mathice. Je vois la colonne de gauche recopiée du tableau : « Soupe à tous les modes » : présentation de la recette, préparation (découpage/nettoyage des légumes). Lancement de la cuisson. Correction et écriture au propre de la recette précédente. Rédaction de la nouvelle recette. Journal des apprentissages et autoévaluation.
Dans la colonne de droite, la question : « Qu’as-tu appris pendant ce cours ? » Réponse : « À faire de la soupe. »
Autre exemple. Avec une classe de 1re différenciée, j’ai lu, par dévoilement, un très bel album Yakouba. C’est l’histoire d’un jeune Africain qui doit réussir un rite d’initiation pour devenir un guerrier reconnu aux yeux de tous. Il doit tuer un lion. Malheureusement, celui qu’il rencontre est blessé et toute une réflexion s’engage autour de tuer sans gloire et devenir un guerrier au sein du clan ou bien laisser la vie sauve au félin, mais être banni du village et devenir berger. À la fin des trois séances de lecture et de réflexions, je demande de noter dans le cahier des apprentissages : « Quelle est l’intention dominante de l’auteur ? » Ce n’est pas la première fois que je pose cette question, c’est une formulation récurrente lors des CEB et les choix proposés, ils les connaissent : donner du plaisir, convaincre/persuader, informer, faire réfléchir.
La plupart ont répondu : « informer. » Je les relance : « Informer de quoi ? » Silence. L’album n’a rien du format documentaire et le texte n’apporte aucune information sur la vie des lions ou du quotidien d’un village. On pourrait dire, tout au plus, que certains ont découvert qu’il existe un rite d’initiation dans une tribu africaine. Et encore, existe-t-il vraiment dans la vraie vie ? Ce qu’on a lu est une fiction où le lion parle avec ses yeux et où un jeune garçon prend une décision qui influencera toute sa vie.
Dans ces deux cas, je suis frappée par le peu de recul ou par l’incompréhension de ce qui était en jeu.
Avec Mathice et la soupe, l’activité manuelle et, sans doute, la dégustation finale ont pris toute la place, alors que pour ma collègue, cette soupe était juste un prétexte pour une mise au travail sur les modes et les temps, ce jeune n’a pas su s’extraire de la situation pour voir que les deux tiers du temps ont été consacrés à du travail formel de conjugaison et que la recette de la soupe était une manière d’amener la prof et les élèves à utiliser ces modes et ces temps.
Dans l’album de Yakouba, les jeunes ont beaucoup réfléchi, ils ont dû anticiper à plusieurs moments la suite de l’histoire, se mettre dans la peau du héros et expliquer les choix qu’ils auraient posés. On a vécu un moment surprenant quand Yasin propose une alternative entre tuer le lion blessé ou rentrer bredouille au village : il s’en va chercher un lion vaillant pour triompher avec gloire. Alors, pourquoi le choix Faire réfléchir n’a pas émergé du tout ? Est-ce la représentation de ce à quoi servent les livres ? Est-ce parce que la plupart ne lisent que pour l’école et pour apprendre des choses ?

Comment aller vers l’au-delà ?

Il me semble qu’avec ce cahier des apprentissages, on tient un bout, une piste qui permet de mettre à jour des malentendus, des incompréhensions. Il est le révélateur de difficultés rencontrées par les élèves de faire des choses et de se regarder les faire et de les analyser.
Il est aussi révélateur pour les enseignants. Il me semble qu’il faut se demander ce qu’on fait de cette collecte d’informations que les élèves nous livrent. Il faudrait être plus dans le partage, la confrontation de ce qu’ils ont écrit. Et aussi, sans doute, dans la remise en question des propositions que nous faisons, de la formulation de nos questions. Peut-être que mener cette opération à la fin de chaque cours est trop énergivore pour le professeur et aussi lassant pour les élèves. Cibler des moments ? Des activités ? Y faire davantage référence pendant le cours, à des moments clés ?
Il faudrait, en tout cas, que ce retour métacognitif soit un moment important. Peut-être faudrait-il le placer en début du cours suivant ? Il pourrait relancer la suite des apprentissages, d’autant que la question est souvent donnée à la fin du cours et que les élèves doivent y répondre, lors d’un temps de travail autonome, sans confrontation avec le regard du professeur ou celui de ses pairs.
Je pense que pour éviter bien des malentendus sociocognitifs, ce moment de réflexion sur ce qui a été fait, sur le pour quoi, le comment est un temps indispensable pour apprendre. Il permet à chacun de se regarder faire, de comprendre les savoirs qui se cachent parfois, peut-être aussi à mieux transférer si on a bien reconnu ce qui était en jeu. Apprendre à penser, à s’extraire du moment vécu, à analyser, à confronter me semblent des compétences qu’il faut enseigner et accompagner pas à pas.