Un chemin qui s’est allumé dans l’adolescence[1]Lire « D’un chemin qui s’allume »se poursuit vers des engagements de plus en plus forts et conscients. La marcheuse (s’) en rend compte.
Après les années d’école, c’était la maison. Il n’y avait pas d’activités pour les filles, pas de lieux, pas encore de maison de quartier avec proposition d’activités. Jusqu’au jour où une dame, Loredana[2]Loredana Marchi, actuelle directrice du Foyer à Molenbeek., est allée dans les familles pour dire qu’il y avait un endroit où les filles pouvaient se réunir. Des parents ont fait confiance. C’était dans ma rue. Nous étions une dizaine. Nous discutions, faisions des activités. Certaines se sont même préparées à une sorte de jury central pour pouvoir entamer des études d’infirmière.
À cause des travaux du métro, des maisons étaient démolies, dont celle de nos rencontres, et on devait déménager
Le Foyer qui organisait beaucoup d’activités à Molenbeek, aujourd’hui encore d’ailleurs[3]Voir www.foyer.be a trouvé une grande maison pour les femmes et les jeunes filles. Ce sont les participantes qui lui ont donné son nom : Dar al Amal, Maison de l’espoir.
J’avais quitté ce groupe du début, vu ma nouvelle vie de famille avec ses joies et ses difficultés, mais Loredana m’a dit que je pouvais toujours y revenir. J’y suis allée. Je rencontrais des femmes et des jeunes filles en grandes difficultés (mariages forcés, aucune liberté) pour qui ce lieu était précieux entre autres pour pouvoir parler. Les écouter m’a fait une suite à mes premières prises de conscience, cette fois, quant à la vie de femmes. J’ai décidé d’être bénévole à Dar al Amal, de participer et d’aider à des activités. Des femmes se préparaient à passer leur permis de conduire, on sortait du quartier pour découvrir les Ardennes, d’autres lieux de culte, des concerts de musique classique…
Françoise, une des responsables, m’a proposé de faire des ateliers avec elle. À propos de questions autour de l’éducation des enfants, par exemple. En ce qui me concerne, faire partie de Dar al Amal m’a beaucoup aidée lors de la mort précoce de mon mari. Se solidariser pour du changement dans la vie des femmes fait partie de ce chemin vers plus de liberté, pour chacune de nous. On a ouvert beaucoup de portes jusque-là fermées pour nous. On a rencontré d’autres femmes en difficulté : à Paris, en Suède, en Italie, des femmes des régions subsahariennes. Au-delà de Molenbeek, on s’arrêtait ensemble aux inégalités.
On a fait des choses que jamais des femmes de cette maison et leurs amies, n’avaient faites : visite au musée Juif, marche lors des attentats, film réalisé par Hadja Lahbib avec les femmes de la génération de sa mère, activités neuves avec ces femmes : prendre l’avion, être à New York et même se retrouver sur une plage belge avec Arno intimidé ! On a aussi fait du théâtre, vu des films et débattu de leurs contenus. On n’était pas des féministes. On voulait aussi respecter les hommes. Il y a eu partage de récits de pères et attention à leur point de vue. Lors d’un anniversaire de Dar al Amal et de la sortie d’un livre racontant ce lieu et ses années, on est même allées à plusieurs dans un café d’hommes pour recevoir la journaliste qui allait nous interviewer. On en riait ! Le patron du café, par respect pour nous, voulait faire sortir les hommes, mais nous leur avons demandé de rester parce que justement on trouvait important d’être ensemble dans ce lieu. Plusieurs sont restés. Nous on était très joyeuses… comme un bon tour que nous jouions, mais c’était plus que ça ! J’étais de tous les moments, y prenant des responsabilités.
Dans le courant de ces années, Françoise m’a fait savoir que la direction et le PO d’une école cherchaient une personne qui pourrait travailler à améliorer les relations famille-école, une médiatrice scolaire.
Comme j’entendais parler les mamans de Dar al Amal à propos de beaucoup de difficultés, de malentendus, de manques d’information, du peu d’écoute, de leurs espoirs dans l’école, je me suis dit que, là aussi, il fallait changer des choses. Sans encore trop savoir ce que serait mon travail et parce que Françoise m’en trouvait capable, j’ai dit oui.
Dès le début, dans cette école, je voulais me battre pour changer et faire changer le regard sur les enfants et les parents. La conviction que ces enfants-là (des milieux populaires, de l’immigration) pouvaient réussir. Cela demandait un travail, une volonté.
Ma joie, c’est quand après les primaires les enfants allaient le plus loin possible y compris dans le supérieur. Une autre joie, celle voir des effets de tout le travail de mises en relations : je passe beaucoup de temps d’écoute et de parole à faire des liens entre parents et enseignants, entre enseignants et élèves, avec des logopèdes, des écoles de devoirs. Écouter les enseignants et leurs difficultés m’importe aussi. Nous cherchons ensemble à mieux comprendre telle ou telle situation et du coup, leur confiance en eux, celle des enfants, des parents change. Je crois tellement dans ce travail et dans les gens que s’il fallait j’y irais en chaise roulante ! Mon énergie me vient aussi de ceux avec qui je travaille.
Me vient en tête une image de Folon : c’est un crâne ouvert et plein de petits bonhommes en sortent. Envol de préjugés ? Départs vers ailleurs ? Ils me font penser à ma bataille avec des femmes qui vont plus loin, avec des enfants qui vont plus loin, avec des pas vers ce qui est différent de moi, de nous.
Je me souviens de paroles de mon père : « Il vaut mieux se taire pour être sûr de gagner notre pain, il vaut mieux baisser les yeux. »
Je me souviens de ce que disait ce jeune dans Mémoires d’immigrés : « Moi, quand je parle au patron, je le vouvoie. Mon père, on l’a toujours tutoyé, pourquoi ? C’est une façon de marquer une infériorité. » Je n’ai jamais oublié les ouvrières de chez Salik. Elles m’ont fait voir qu’on ne devait pas se considérer comme rien.
S’émanciper, ce n’est pas juste une histoire par rapport aux hommes. C’est par rapport à une place partout dans la société, par rapport à des découvertes, par rapport à des droits.
Émancipation. C’est le fait de devenir plus libre, d’être ouverte à du différent de moi. J’ai réalisé que je pouvais apporter quelque chose, pas sans lutte ni toute seule. C’est une forme d’émancipation.
Mais, ça n’est possible que si nait de la fierté. De soi. Des siens.