Vigilance didactique, mais surtout sociale

Une séquence didactique parfaitement construite par des enseignants-chercheurs et une analyse fine de celle-ci par l’enseignant [1]Il s’agit de cette vigilance didactique décrite dans l’article de Jean-Yves Rochex avant de se lancer… Ce sont des conditions nécessaires à l’apprentissage, mais non suffisantes ! Cette vigilance doit aussi être sociale et porter sur les modes d’échanges dans la classe.

Je suis assise au fond d’une classe, dans une école fréquentée majoritairement par des enfants de milieux populaires. J’observe 18 enfants de 3e année primaire, mis au travail autour de la compréhension d’un récit de ruses [2]Le petit loup qui se prenait pour un grand, Les classiques du Père Castor, Flammarion.. La séquence est décrite en détail dans le livre Lectorino & Lectorinette [3]Cèbe et R. Goigoux, Lectorino & Lectorinette — Apprendre à comprendre les textes narratifs au CE et CE2, RETZ. Aujourd’hui, retraitée, j’ai moi-même utilisé les démarches décrites dans ce livre à plusieurs reprises. L’institutrice enseigne depuis plus de cinq ans et nous avons analysé et discuté longuement les différentes étapes de l’activité. Tout devrait rouler…, mais ce n’est pas le cas !

Donner du sens

L’institutrice lit à haute voix l’épisode du livre, puis les élèves rappellent collectivement le récit. Après avoir reçu le texte, les enfants le lisent individuellement, à voix basse. Pendant ce temps, l’enseignante rassemble, autour d’elle, les plus faibles lecteurs et leur lit à nouveau l’histoire. Dans la classe, peu d’enthousiasme. Et je m’imagine, lisant cette histoire, le soir, à ma petite-fille… Rires et questions auraient été au rendez-vous !

« Utiliser la langue pour parler sur de l’écrit. »

Ce manque d’enthousiasme est-il dû à un manque de motivation ? Ne pourrait-on la susciter en donnant un but à cette lecture : invention d’une ruse supplémentaire (le livre en raconte plusieurs), théâtre d’ombres pour raconter l’histoire aux enfants de maternelle, etc. ? Mais, ces activités prennent du temps et ne sont finalement que des motivations externes données aux enfants. Nous nous sommes donc penchées sur l’enjeu de savoir présent, dans cette activité, et la manière de l’expliciter, plus clairement, à des enfants de huit ans. Proposer le récit d’une ruse est une manière d’apprendre « aux élèves à s’interroger sur ce qui se passe dans la tête des personnages, bien au-delà de ce qu’en dit explicitement le texte […] La compréhension de l’implicite d’un récit repose sur la compréhension fine de l’identité des personnages, de leurs mobiles, de leurs systèmes de valeur, de leurs émotions, de leurs connaissances, etc. [4]Ibidem » Il s’agira de proposer aux enfants de devenir des experts de ce qui se passe dans la tête des personnages et de relier chacune des tâches (par exemple, réfléchir aux différences entre ce qu’un personnage qui intervient dans une ruse dit et pense, comme écrit dans le paragraphe « Se mettre à penser ») à la construction de cette expertise. Concrètement, pour motiver les enfants à participer à cette séquence, l’institutrice présentera le livre fermé aux enfants et elle précisera qu’une ruse sera travaillée, ensemble, pour permettre la lecture et la compréhension, en autonomie, des autres ruses du récit… parce qu’ils seront en train de devenir des experts. Il est nécessaire que les enfants se rendent petit à petit compte que la réalisation d’une tâche (par exemple, répondre à des questions) ne suffit pas à apprendre. Il faut encore se rendre capable d’identifier le lien entre la tâche et l’objectif général (répondre à des questions, non pas pour faire ce que l’institutrice demande, mais bien pour apprendre à identifier ce qui intervient dans une ruse). C’est pourquoi, avant chaque tâche de la séquence, cet objectif sera rappelé, et la contribution de chaque tâche à cet objectif sera mise en évidence à la fin de chacune d’elle.

Utiliser des outils parce ce qu’on en a besoin

Après la lecture suivie d’un rappel collectif du récit, un questionnaire qui attire l’attention des enfants sur les passages les plus difficiles (et qui devrait les aider à y réfléchir) est distribué. L’institutrice demande aux enfants de répondre seuls, dans un cahier, et précise que leurs réponses serviront dans une discussion qui suivra. Mais plutôt que de se mettre à réfléchir, les enfants prennent leur colle pour coller ce questionnaire dans leur cahier, s’enquièrent de la date à écrire, demandent s’ils doivent écrire au bic ou au crayon, utilisent une latte pour séparer les réponses, prennent des marqueurs de couleurs différentes pour écrire chaque réponse, demandent au voisin ce qu’il faut écrire, s’il faut prendre une nouvelle page… Bref, certains ratent le moment de réflexion pour le remplacer par l’exécution de consignes qui n’ont pas été données, mais qui se sont construites certainement à la maison et renforcées par certaines pratiques scolaires.
Le cahier, à l’école, est considéré par ces enfants comme un objet particulier, avec des règles d’utilisation très formelles. Parce que j’avais déjà observé le même rapport au cahier et supprimé son utilisation pour tous les écrits qui ne devaient pas être socialisés, nous avions décidé d’utiliser une feuille volante que les enfants jetaient après l’activité ou plaçaient dans une farde « poubelle », au cas où il serait nécessaire de raconter comment le travail a été mené. Il faut encore expliciter le rôle de ces notes et apprendre aux élèves à noter ce qui peut les aider à se souvenir de leurs réflexions avant une mise en commun en groupe. Cela se fait petit à petit, en reprenant leurs écrits et en analysant, non plus les contenus, mais bien la forme (quelques mots ou une longue phrase, un schéma ou un texte continu, qui peuvent aider à mémoriser et expliquer ce qu’on a réfléchi). Une feuille de papier ne s’utilise pas de la même manière pour noter le début d’une réflexion qu’on échangera par la suite ou pour recopier un texte qui doit être affiché dans le couloir !

Se mettre à penser

Plutôt que de confronter les réponses aux questions présentées auparavant, la démarche décrite dans le livre spécifie qu’il va falloir, en se servant « des réponses aux questions précédentes résoudre un problème pour parfaire sa compréhension [5]Ibidem ». L’enseignante affiche une image au tableau. Elle annonce aux enfants le problème qu’ils auront à résoudre : trouver ce que pense le cheval, mais qu’il ne dit pas. Après une mauvaise compréhension du point d’interrogation par la plupart des élèves (Le cheval ne pense rien puisqu’il n’y a rien d’écrit, sauf le point d’interrogation…), les élèves se mettent au travail individuellement, puis une confrontation est organisée en grand groupe. Une discussion s’engage avec les élèves, beaucoup ne sont plus attentifs et l’enseignante s’enferme dans un dialogue avec quelques-uns. Rapidement, elle se rend compte de la situation, et arrête le travail pour le reprendre dans le « coin de rassemblement », avec tous les enfants autour d’elle.
Très insatisfaites de ce qui s’est passé, nous en discutons longuement après la séance. Les élèves, quand ils sont sollicités par l’enseignante pour communiquer leur réflexion au groupe classe, interprètent souvent cette demande comme une récolte de réponses (surtout la leur…) et attendent la validation de celles-ci par l’enseignante. Très peu d’élèves y voient spontanément un échange d’arguments qu’ils doivent valider ou pas. Pour éviter cela, j’avais l’habitude d’organiser des débats entre les élèves.
Nous décidons, donc, de donner à chaque paire d’élèves une bulle qui représente ce que pense le cheval. Ces bulles seront ensuite affichées au tableau et un débat permettra de choisir les bulles qui paraissent les plus correctes. Mener un tel débat n’est pas chose aisée. Pourtant, il présente de nombreux avantages : pour présenter leur production, les enfants doivent mettre des mots, à la fois sur ce qu’ils ont choisi d’écrire, mais aussi pourquoi et comment ils sont arrivés à choisir ce qu’ils ont écrit. Un débat autour de productions individuelles ou collectives (par petits groupes de trois ou quatre) permet à l’enseignant d’exiger que les élèves rendent compte des procédures qu’ils ont utilisées. Bien sûr, il est rare d’arriver exactement au résultat attendu ! Mais presque toujours, le groupe classe arrive à construire un savoir local à la classe, partiel, mais sur lequel on pourra redémarrer la séance suivante ! L’enseignante d’un groupe classe de 3e primaire mettra en place un tel débat. On pourra lire le compte rendu de cette séance dans une étude qui sera publiée par CGé.

Confronter ce qu’on a écrit en utilisant la langue

Demander aux élèves de débattre sur ce qu’ils ont écrit ou de donner leur avis sur ce qu’ils ont lu exige d’eux qu’ils utilisent la langue pour parler (ou écrire) sur de l’écrit. Et ça, c’est compliqué ! Compliqué pour l’enseignant de distinguer ce qui fait obstacle pour un élève : une expression orale difficile ou une mauvaise compréhension. Compliqué pour l’élève qui doit expliquer sa compréhension d’un texte en utilisant la langue orale ou écrite (en utilisant des mots pour argumenter sa compréhension de mots !). Combien de fois n’ai-je pas constaté la facilité avec laquelle je pouvais mener les débats entre enfants en mathématique, et particulièrement en géométrie, quand les élèves disposaient d’une construction qu’ils pouvaient utiliser pour argumenter ! Et combien de fois ne me suis-je pas retrouvée dans une impasse lorsqu’il s’agissait de mener des débats sur la compréhension d’un texte, n’ayant à faire confronter que des mots mal agencés dans des phrases difficilement compréhensibles. Le rapport au langage intervient de manière prépondérante dans ces débats. C’est un autre aspect de la vigilance didactique nécessaire pour que tous les enfants, et particulièrement les enfants de milieux populaires, puissent progresser dans la compréhension de ce qu’ils lisent.

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 Il s’agit de cette vigilance didactique décrite dans l’article de Jean-Yves Rochex
2 Le petit loup qui se prenait pour un grand, Les classiques du Père Castor, Flammarion.
3 Cèbe et R. Goigoux, Lectorino & Lectorinette — Apprendre à comprendre les textes narratifs au CE et CE2, RETZ
4, 5 Ibidem