Violence des échanges en milieu policé

L’école n’attache pas, en tout cas pas tout le monde, et quand ça n’adhère plus, ça dérape. Alors on agrippe ou on éjecte, on remédie ou on fait « redoubler », on canalise ou on oriente. On ressert le cadre disciplinaire : tolérance zéro pour toute manifestation de résistance. On ne s’énerve pas, on ne frappe pas, on reste poli ! Ça n’adhère pas plus, mais ça permet de distribuer des certificats de conformité et de non-conformité… sociale.

Si la neutralisation de l’usage abusif des rapports de force physiques est bien évidemment souhaitable, cet exercice s’apparente à une mission impossible dès lors que l’on ne se préoccupe pas, en même temps, de neutraliser les usages abusifs des rapports de force institutionnels et technocratiques.

L’indispensable légitimité

Pour redorer l’image de l’école, certains rêvent d’un cadre plus contraignant pour imposer une adhésion aux objectifs annoncés de l’obligation scolaire : « Travaille, respecte le cadre, fais ce qu’on te dit, et tu augmenteras tes chances de réussite sociale. » Tolérance zéro et répression sans faille contre toute forme de transgression seraient devenus inévitables dans une école perçue comme envahie « de plus en plus » par des élèves « sans repères » et agressifs, entre eux, envers les enseignants et l’école. Et pourtant, on n’obtiendra de cette manière qu’une nécessité « de plus en plus » évidente d’augmenter encore le niveau de violence institutionnelle.

Dans l’école, les rapports de force institutionnels sont non seulement souhaitables, mais constitutifs de la relation pédagogique. L’enseignant est responsable de l’organisation des apprentissages. Face au rapport de force numérique des élèves, il doit pouvoir disposer d’un rapport de force institutionnel, un droit légitime de décider d’un cadre et des modalités de respect de ce cadre, afin de rendre possibles les apprentissages. En classe, il ne devrait pas y avoir de doute sur la légitimité de son statut et de sa fonction. S’il faut, à chaque fois, négocier la légitimité des consignes des activités prévues, l’apprentissage devient aléatoire.

De même, dans l’établissement scolaire, une hiérarchie de coordination et de responsabilité donne à certains un pouvoir institutionnel qui doit pouvoir garantir que ce qui s’y passe reste bien dans les missions de l’école. Quand le chef d’établissement s’adresse aux enseignants, il ne devrait pas y avoir de doute sur la légitimité de son statut et de sa fonction. S’il doit, à chaque fois, négocier la légitimité des consignes d’organisation de son établissement, le déroulement d’une journée de cours devient aléatoire.

Et enfin, dans le système scolaire, au travers d’un Parlement qui décide et d’une administration qui met en œuvre et contrôle, des rapports de force légitimes s’exercent pour garantir que l’ensemble des établissements scolaires et de leur personnel agissent dans la direction souhaitée par la société démocratique. Quand le Parlement décide, il ne devrait pas y avoir de doute sur sa légitimité à décider, quand l’inspecteur débarque, il ne devrait pas y avoir de doute sur sa légitimité à recadrer l’activité de l’établissement ou d’un enseignant au moyen des prescrits légaux.

La violence de l’Institution

Et pourtant, rien que de le dire, on sent bien les limites, surtout quand on se sent directement concerné par le risque d’un abus. Ces limites sont les frontières du basculement entre l’usage légitime d’un rapport de force et son usage abusif : la violence.

À la lecture de ce qui précède, chaque enseignant aura spontanément acquiescé à la légitimité de son statut et de sa fonction dans sa classe, mais aura tout aussi spontanément ressenti immédiatement le risque d’abus d’un directeur, d’un inspecteur… Nous voyons plus difficilement la violence institutionnelle dont nous pourrions user parce que nos actes nous semblent toujours légitimes « à nos yeux »…

Ainsi, il arrive (de plus en plus ?) que les enseignants, « sans repères » autres que leur propre conception de leur métier, soient amenés à faire usage de leur statut au-delà de ce qui le rend légitime (sanction arbitraire ou collective, humiliation d’élèves en difficultés scolaires et de leurs parents, exclusion de fait des apprentissages de certaines catégories d’élèves jugés « irrécupérables »…) sans que personne ne prenne la peine, dans l’établissement ou dans le système scolaire, de le leur signifier et de les recadrer.

Ainsi, il arrive (de plus en plus ?) que les chefs d’établissements, « sans repères » autres que leur propre conception d’un bon établissement scolaire, soient amenés à des usages illégitimes de leur statut (contournement du décret inscription, harcèlement de membres du personnel et/ou d’élèves jugés non conformes…) sans que personne ne s’autorise, dans l’établissement ou dans le système scolaire, à le leur signifier et à les recadrer.
Et au niveau du système scolaire, que dire d’une institution qui proclame que l’École est un instrument d’émancipation sociale pour tous et organise, dans le même temps, la sélection scolaire sur base de l’origine sociale, néglige l’état des bâtiments, du mobilier et du matériel de certains établissements scolaires et concentre les élèves en difficultés scolaires dans les mêmes classes, les mêmes filières, les mêmes établissements scolaires ? Et qui se soucie de le lui signifier et de le recadrer ?

Nous devrions donc accepter d’être en tension entre liberté (faire usage des rapports de force qui nous ont été confiés) et contrôle (garantir les limites d’un usage non violent de ces rapports de force). Mais que dire alors de la position des élèves et de leurs parents qui, ne disposant que du rapport de force physique pour faire opposition à la violence de l’institution (faire nombre, rouspéter, résister physiquement, crier…), se voient socialement privés de tout recours institutionnel et juridiquement de tout usage du rapport physique ?

La violence du savoir

La question de l’usage du rapport de force que donne le savoir est évidemment aussi au cœur de l’École. La certification par les enseignants des compétences et savoirs de leurs propres élèves implique le risque maximum d’un usage abusif qui ne peut être cadré que très fermement.

Constater que l’élève n’y arrive pas et le sanctionner pour cela d’un échec, d’une attestation négative, sans questionner aussi le processus d’apprentissage mis en œuvre et sa capacité à faire réussir cet élève, est une violence. Si l’enseignant fait échouer l’élève sans remettre en question le processus, la violence consiste à attribuer toute la responsabilité de l’échec à l’élève et donc aussi celle de trouver une solution à son problème. Si, au contraire, il le fait réussir malgré le constat de résultats insuffisants, la violence est double : il laisse la responsabilité à l’élève de solutionner son problème, mais en plus il masque le problème.

Le prof sait, donc il ne peut être remis en cause. C’est aussi au nom de son savoir que l’enseignant déclare : « Tel élève n’est pas fait pour le général, est incapable d’abstraction, ne travaille pas. » Et c’est en campant sur ce savoir qu’il traitera par un mépris condescendant toutes les tentatives, certes souvent maladroites, des parents ou des élèves des milieux sociaux défavorisés, de remettre en question le système, le processus, la méthode… C’est aussi au nom de ce même savoir qu’il entrera en dialogue avec les parents et les élèves, certes souvent plus adroits, de milieux sociaux plus instruits et mieux à même d’appeler un chat un félin. Enseignants, éducateurs, chefs d’établissements… produisent ainsi de l’humiliation, à tour de bras, à l’insu de leur plein gré ! « Quand on voit les parents, on comprend mieux pourquoi l’enfant est à ce point largué ! » Ça se marque dans les attitudes, dans le langage non verbal, dans les points et dans les commentaires des conseils de classe : glissements continus des jugements posés sur des codes sociaux, des comportements et des attitudes, vers l’évaluation des compétences et de la réussite scolaires. Au nom de sa compétence, l’enseignant s’érige en modèle et évalue sur base d’un habitus de classe : le sien.

Cette violence-là est la plus commune et on comprend dès lors que certains parents ou élèves finissent par s’énerver… Et c’est aussi la plus terrible parce qu’elle semble (de plus en plus ?) légitime aux yeux des enseignants et elle se banalise. Peut-être parce qu’elle est la reproduction de violences semblables vécues par les enseignants eux-mêmes au cours de leur formation ou lors de leur entrée en fonction. Après tout, armés de leur piètre formation et de leur statut d’enseignant socialement dévalorisé, peuvent-ils se sentir suffisamment experts de leur matière et de leur métier pour ne pas craindre, à l’occasion, de vivre cette même humiliation de la part de parents instruits, de pédagogues universitaires ou de collègues « donneurs de leçons » ?

Instituer une culture politique de et dans l’école ?

Face à un tel constat, il semble nécessaire de rééquilibrer, dans l’école, les possibilités d’usage des rapports de force de chacun, en organisant mieux l’usage des rapports de force physiques (organisation des élèves et des associations de parents sur le modèle de la démocratie syndicale, apprentissage de l’usage non violent du rapport de force numérique) et en activant un contrôle efficace de la légitimité de l’usage des rapports de force institutionnels et technocratiques (culture et éthique professionnelles, procédures démocratiques de recours et de contrôle).

Il s’agit d’interpeler chacun des acteurs de l’enseignement sur ses propres responsabilités, en rappelant que la violence n’est pas unilatérale. La neutralisation des seules formes de violence physique, sans garde-fous contre les violences de l’institution et du savoir, revient à tenter de neutraliser une classe sociale, celle qui, par sa situation sociale, ne dispose d’aucun pouvoir institutionnel (aucune fonction, aucun statut sur lequel s’appuyer pour faire valoir son point de vue), ni des savoirs valorisés par la culture scolaire (les mots, les informations, les savoir-faire et savoir-être qui donnent du poids et de la légitimité à la parole et aux écrits).

La lutte contre l’échec scolaire n’est pas qu’une question de technique pédagogique. Elle passe par l’élimination des violences institutionnelles et technocratiques les plus flagrantes : celles qui produisent, au quotidien, l’humiliation et la relégation de ceux pour qui l’école est quasi la seule voie d’émancipation sociale.

Immergée dans le conflit social, l’École participe à la lutte des uns et des autres pour accéder aux filières qui donnent accès à une meilleure part dans la répartition des richesses et du pouvoir. Le contrôle de l’institution et l’accès aux savoirs scolaires sont des enjeux politiques. Il s’agit donc aussi de choisir son camp !