D’habitude, Virginie s’occupe des primo-arrivants. Cette année, en leur absence, elle a proposé de mettre toute son énergie sur l’accompagnement des francophones vulnérables… L’idée, c’est d’intervenir en amont des apprentissages disciplinaires pour aider les élèves les plus fragiles.
Deux classes, une de troisième et une de quatrième primaire, acceptent d’entrer dans le projet et bénéficient de quatre heures hebdomadaires de collaboration avec Virginie. Pour se lancer dans le projet, les élèves des deux classes ont été enregistrés lors de deux productions orales, l’une préparée, l’autre spontanée. L’analyse de ces productions a permis d’identifier les élèves les plus fragiles.
Tous les lundis, les trois enseignants se concertent pendant quarante-cinq minutes. « C’est peu, mais c’est un temps de rencontre systématique où l’on décide des grandes lignes du projet. Nicolas et moi proposons à Virginie des objectifs de matières en fractions, en solides et figures, en éveil… Virginie analyse les mécanismes de la langue susceptibles d’aider les élèves à atteindre ces objectifs. », explique Barbara.
« Quand Nicolas m’a proposé de travailler la démarche de recherche en éveil, précise Virginie, j’ai vu l’intérêt d’aborder la chronologie à travers des étapes bien définies qui s’enchainent, de traiter les connecteurs de temps… Avec les élèves, nous avons affiné nos perceptions auditives. Quelle différence, à un son près, entre on a observé et on va observer ! Quel est le mot qui me dit que c’est du passé ? Comment transformer ce mot pour que la question porte sur une action que l’on n’a pas encore faite, mais que l’on fera bientôt ? C’est un vrai travail de réflexion qui s’inscrit dans la durée aussi bien pour les enseignants que pour les élèves : reprendre, reformuler, travailler les aspects langagiers, cela permet aux élèves d’entrer, pas à pas mais finement, dans la démarche scientifique. »
Nicolas poursuit : « J’avais construit le carnet du scientifique en pensant éveil et pas du tout français. Quand Virginie a fait les liens avec le français, j’ai été surpris de découvrir tout ce qu’il y avait à traiter sur le plan langagier. J’ai compris que la langue de scolarisation, c’était bien plus complexe que d’illustrer chaque étape par un petit bonhomme muni d’une loupe, en pensant que l’illustration suffirait à construire la compréhension ! Au départ, quand je préparais mes leçons, j’étais focalisé sur la matière mais, maintenant, cela devient de plus en plus naturel de penser aussi à la langue qu’on va utiliser pour apprendre celle-ci. Il s’agit d’acquérir l’habitude de voir, derrière les matières, la langue utilisée pour les dire et les comprendre. »
Un autre exemple, c’est la leçon autour des quadrilatères. Au départ, l’enseignant n’associait pas le classement des figures à des mécanismes de comparaison, de justification ou de description qui ont besoin des mots tels que c’est comme pour comparer ; si, alors ou parce que pour justifier ; il a, il n’a pas, il est, il n’est pas pour décrire. Or, ce travail ne va pas se mettre en place tout seul.
Le dispositif se décline globalement en trois moments, mais tout reste très souple et se régule entre nous, après chaque activité, selon les progrès observés chez les élèves.
« En général, dit Nicolas, il y a un moment préparatoire à l’apprentissage ciblé. Barbara et moi abordons la notion avec la majorité des élèves, Virginie le fait en parallèle avec le petit groupe d’élèves fragiles. Cela permet de travailler de façon rapprochée avec ceux qui en ont le plus besoin. Les élèves se familiarisent avec le contexte d’apprentissage en manipulant, en observant, en découvrant des mots connus ou inconnus. En petit groupe, les élèves osent s’exprimer, bénéficient de corrections immédiates par rapport à la syntaxe, à la manière de poser une question, au choix d’adjectifs ou de connecteurs… Un tel travail ne pourrait être aussi rigoureux avec les vingt-trois élèves de la classe. »
« Par ailleurs, ajoute Virginie, l’expérience m’a fait comprendre que tous les enfants adorent réfléchir à ce qu’on dit et à comment on le dit. Dès la première année du primaire, si on leur en donne l’occasion, ils posent des questions incroyablement pointues et pertinentes ; que ce soit celui qui maitrise la langue comme un avocat ou le primo arrivant, tous sont friands de comprendre ces mécanismes. Cette grammaire devient vivante, complexe et pleine de sens car pratiquée en contexte. »
Après ce premier moment en groupe restreint, Virginie accompagne ses élèves, dans la classe, pour travailler la matière ciblée. Ce moment est conçu comme un coenseignement et la matière est traitée, de la même manière, avec tous les élèves. C’est l’occasion de souffler à l’un ou l’autre ce qu’il a réussi à dire en petit groupe : « Allez ! Tu peux redire ce que tu as dit hier… c’est le bon moment ! » « J’essaye, nous explique Virginie, de faire constamment le lien entre ce qui s’est passé à l’extérieur de la classe et ce qui se passe là, avec tous les autres élèves… Les titulaires sont très attentifs à ces liens entre les diverses séquences et les élèves finissent par comprendre qu’entre groupe restreint et groupe classe, le cours n’est pas différent. Les élèves finissent par comprendre que quand je suis en classe, le cours n’est pas différent dans son contenu, mais dans l’importance accordée à la prise de parole… et ils ont confiance. »
Dans cette situation de coenseignement, les deux enseignants communiquent entre eux face aux élèves : ils s’interpellent, ils argumentent, ils questionnent. Par leurs interactions, les enfants sont témoins des mécanismes de la pensée des adultes qui régulent et évaluent devant eux… « C’était trop facile ou trop difficile. Ce n’est pas grave. On va réajuster. On est avec eux pour réfléchir, pour construire. »
Arrive un troisième temps, celui où l’apprentissage est poursuivi dans la classe sans la présence de Virginie mais la vigilance des titulaires est de préserver ces liens.
« Sur le plan affectif, l’appartenance au groupe de Virginie n’est pas négative, souligne Barbara. Mes élèves savent qu’ils sont dans ce groupe pour être outillés en termes de langue, afin de mieux la comprendre et de se sentir plus à l’aise à la fois avec la matière et avec leur prise de parole. Les autres élèves le savent aussi. Dans ce projet, personne n’est pointé du doigt. Il y a plutôt une fierté de faire partie de ce groupe. Ce qui est important, c’est d’alterner, avec les élèves, des moments de travail en dehors de la classe et en classe. »
« Sur le plan du langage, ce que je remarque après six mois dans ce dispositif, poursuit Barbara, ce n’est pas tellement qu’ils parlent mieux, mais c’est qu’ils cherchent comment parler mieux. Ils ont vraiment pris l’habitude de se poser des questions, de comprendre pourquoi telle ou telle phrase n’est pas correcte. Autrefois, ils répétaient pour me faire plaisir. Maintenant, ils se questionnent et me questionnent. En fait, ils prennent distance par rapport à la langue… »
Et Virginie insiste : « Je ne vise pas une amélioration directe de la communication. Mon objectif cible plutôt la compréhension des mécanismes et des finesses de la langue. Cela ne peut s’envisager qu’à long terme. Et ce travail, sur des phrases en apparence simples, j’accepte qu’il prenne du temps, beaucoup de temps… Ils oublieront et il faudra reprendre ! Mais je sais que cela reviendra de plus en plus vite. Ce qui est important, c’est de savoir vers où amener les élèves. C’est un pari non pas sur quelques mois, mais sur toute la scolarité du primaire. Ce que j’espère, c’est qu’on puisse travailler de cette façon, dès la première année, voire en maternelle pour qu’en cinquième année, ils puissent écrire une phrase correcte pour l’école car ils seront capables de la dire correctement. Il est primordial de comprendre ce que c’est que travailler la langue orale. Très (trop ?) souvent, apprendre à parler est associé à la mémorisation de poésies ou à la préparation d’exposés. Je fais le choix d’alterner des exercices de diction, de rythme, d’exercices structuraux oraux, avec des démarches qui portent sur un travail précis et rigoureux de compréhension et d’utilisation des mots, de toutes classes ou catégories confondues : les mots qui disent dans quel ordre, les mots pour parler au bon temps, les mots qui disent combien, les mots que l’on choisit dans un champ lexical en fonction de qui on est ou de celui à qui on s’adresse…
Le vocabulaire de matière ne relève pas, à mes yeux, d’une priorité immédiate. Lorsque l’on travaille une structure ou que l’on parle de la langue autour d’une matière, on est bien obligé d’utiliser les termes précis de celle-ci. On utilise alors les mots parce qu’on a besoin d’eux, presque sans s’en rendre compte, et à force d’en avoir vraiment besoin, on finit par les retenir. C’est comme une boucle vertueuse. Ainsi comparer des quadrilatères exige que l’on pratique d’une part des structures qui traduisent la comparaison, mais aussi forcément les mots qui différencient, à savoir côtés parallèles ou perpendiculaires, égaux deux à deux, qui se coupent en angles droits… C’est en comparant que ces mots sont obligatoirement utilisés. Fréquemment et correctement !
En conclusion, nous voulons cependant rassurer les collègues : il n’y a pas tant de mécanismes que cela à observer. Ils se répètent et reviennent à travers des contextes différents. Une fois qu’on a pris l’habitude de le faire pour un champ disciplinaire, on peut le transposer vers un autre champ. Cela permet aux élèves de les vivre à plusieurs reprises et de les intégrer au fil du temps. C’est vraiment une manière de penser. Une fois acquise, on voit la langue partout et tout le temps. »