Voilà, je suis née. Mon frère a déjà huit ans, je suis donc la petite sœur. J’habite au-dessus du garage de Papa. Il n’a pas été à l’école très longtemps, lui.
Papa le dit souvent que c’est important d’aller à l’école pour apprendre un métier. Alors, je vais à l’école. Une belle école chic, avec un uniforme et tout et avec tous des gens bien. Moi je suis moins bien qu’eux parce que mon papa est ouvrier et qu’on n’a pas beaucoup d’argent…
J’apprends, mais c’est dur. Je travaille beaucoup le soir pour comprendre les choses. Je réussis moins bien, je comprends rien aux maths et tout ça… Alors, je fais rénové section art. La section où c’est « ceux qui réussissent pas très bien ». On dessine pendant que les autres travaillent, c’est gai, mais je réussis pas mieux. Je change d’école, une école plus faible pour les moins doués. Je ferai pas l’unif, parce que j’y arriverai pas. Mais comme c’est important d’avoir un métier – c’est papa qui l’a dit-, je ferai institutrice (j’aime bien les enfants), maternelle. C’est déjà mieux que puéricultrice, mais moins difficile que primaire…
Alors, je fais institutrice maternelle. C’est dur. Je travaille beaucoup. Je réussis avec une grande distinction ! Première valorisation… J’y crois pas… C’est la première fois que je passe au-dessus. Fierté. Je commence à travailler. De « moins » je passe à « égale »… Pas si nulle en math ! L’égale de mes collègues de travail. Je fais des rencontres, j’ai des affinités avec des gens, ceux-là mêmes que je retrouverai plus tard aux RPé… Je suis des formations, de toutes sortes, je parle avec des gens, on refait le monde. Je me sens moins seule, ou… plus accompagnée…
Ensuite tout s’enchaîne : la CGé, Échec à l’Échec, l’école pour enfants sourds, les cours du soir, un diplôme de prof de langue des signes. Je suis passée d’un coup d’institutrice à prof, j’enseigne à des adultes, collègues de surcroît ! D’« égale », je suis passée à « plus »… C’est tout bon, les maths ! D’élève moyennement faible fille d’ouvrier, je passe institutrice maternelle diplômée « grande dis’ » spécialisée des sourds diplômée « re-grande dis’ » langue des signes… Waow ! Pas assez de place sur mes cartes de visite…
Avec ça dans la poche, je n’ai plus peur de rien… Je pousse les portes, je me « vends ». J’ai l’avantage qu’on n’est pas très nombreux sur le marché… Je travaille en intégration, je collabore à un projet pilote d’immersion en langue des signes, je serai même interprète à mes heures perdues… Encore une autre valorisation ! Je continue à rencontrer des gens, à me former, je découvre Freinet, j’écris pour un certain journal… Re-waow ! Ma carte de visite prend la forme du format A4… Encore des maths !
C’est bon là où je suis… Mais, au fond, je suis ce que j’ai toujours été… la fierté de Papa !