Hamza, devenu ceinture verte en comportement, préside son premier Conseil, c’est le 23e Conseil du groupe.
– En U comme maintenant ou en rangées ?
– Moi, je propose en oblique. Soufiane est déjà debout, il dessine au tableau une disposition des bancs dans la classe assez « artistique ».
Les autres réagissent : « Ça ressemble à rien, on dirait des rangées que quelqu’un aurait bousculées. »
« Les places » est un des sujets qui reviendrait bien à chaque Conseil hebdomadaire. C’est un enjeu important pour mes élèves de première Accueil. Les places, ma place… C’est un sujet sur lequel ils sentent, ils voient qu’ils ont une prise directe, transparente.
Au début de l’année, c’est le premier sujet qu’ils inscrivent à l’ordre du jour au même titre que « sortie ».
Aux premiers Conseils, leur réaction est fort égocentrique : c’est le règne des « moi, je… » : « Moi, je veux être derrière, à côté de la fenêtre », « Moi, je veux être assis à côté d’untel ». Même les plus taiseux prennent la parole ! J’introduis parfois une question pour élaborer des règles : « On va discuter de ça chaque semaine ? »
« Les places » est un sujet qui ne me plait pas : ça tiraille, ce sont des moments d’anarchie où les prises de parole se font sauvages… Certains ne tiennent plus en place, déménageraient bien tous les bancs pour se faire comprendre…
Cette année, chaque banc est individuel, ça facilite un peu… Avant, il y avait aussi à gérer que presque tous voulaient être seuls à un banc et que c’était impossible.
Au fil des Conseils, une hiérarchisation s’impose. Il faut d’abord avoir une vision globale de la classe avant de parler de sa place à soi.
Nous sommes au mois d’avril, 23e Conseil. J’ai fait des photocopies à ranger dans la farde des ceintures de lecture. Je suis physiquement dans le cercle du Conseil, mais en même temps un peu occupée. Je me rends compte que c’est positif : je me sens moins investie, je rappelle au Président qu’il a encore vingt minutes pour aboutir à une proposition et je poursuis calmement mes classements.
« On pourrait mettre Soraya (qui est absente) à côté du bureau du prof. Elle bavarderait moins et ses résultats seraient meilleurs. », « Et si on mettait Ayoub (lui aussi absent) de l’autre côté du prof… il ferait moins de bêtises… », « Adeline pas à côté de Miguel, ça ne s’est pas bien passé avant les vacances. », « Moi, dit Joackim, je veux être à côté d’Hamza. », « Miguel et Kamal au milieu », Souhaïla préfère rester seule, un peu en retrait.
Un plan apparait au tableau : ni rangées, ni U, ça ne ressemble à rien déjà testé. Le banc du prof reste devant, un banc d’élève accolé de chaque côté. Puis un semblant de rangées avec trois bancs à droite, trois autres à gauche, deux au centre de la classe et trois autres plic-ploc dans le fond.
Hamza a dessiné les bancs au tableau. Il complète, efface, réécrit… J’ai l’impression que les interventions des autres se font moins avec leurs tripes qu’au trimestre dernier.
Pour présider le Conseil, il faut avoir le grade de « ceinture verte ». Ça suppose une certaine maitrise physique : « je ne frappe pas les autres », et verbale : « je ne me moque pas, je n’insulte pas. »
Quand on arrive ceinture verte, c’est qu’on l’a demandé, qu’on en a été reconnu capable par le groupe des pairs, mais aussi celui des enseignants. Quand un élève atteint ce niveau, il a déjà eu l’occasion d’animer les « Quoi de neuf ? » du matin ou bien encore d’avoir été coprésident dans la gestion de la parole ou le pointage des élèves « gêneurs » pendant le Conseil.
Un tableau est affiché en classe et les ceintures de comportement et de lecture sont bien en vue, on peut y faire référence à tout moment.
Au début de l’année, je suis la seule à pouvoir présider et ce pendant au moins un trimestre, le temps que les élèves gravissent les échelons des ceintures. À ce moment-là, je trouve sympathique cette lutte des places.
Et en même temps, ça m’horripile quand les choix se disent crument : « Moi pas à côté d’untel », « Moi là parce que j’l’ai dit l’ premier », « Pas çuilà devant car il est trop grand/trop gros », « Moi je reste où j’suis, ça m’plait, je ne changerai pas ! ».
Faire circuler la parole, exiger qu’elle se fasse sans blesser l’autre, ne pas accepter la loi du plus fort… Je n’entérine une disposition de places que si j’ai l’accord de chacun. Et si je dois pousser certains parfois à accepter une place qui ne leur plait pas trop, on écrit sur le rapport du Conseil qu’ils pourront choisir en premier la fois d’après…
Autre question que j’introduis lors de certaines discussions : « Est-ce la place qui va te convenir le mieux pour le travail ? »
Parfois certains interdits nous sont imposés par le Conseil de classe des professeurs : « Plus untel à côté d’untel ! »
Parfois aussi pendant un cours, si des comportements deviennent intolérables, une décision de changement peut être prise par un professeur tout seul, mais elle n’est valable que pour son cours à ce moment-là.
Au début de l’année, lorsque je clôture le Conseil et que les élèves doivent se disposer selon le plan élaboré ensemble et dessiné au tableau, ils ont du mal : « Bouge de là, tu vois pas que toi c’est à gauche à côté de Vébi ? », « Madame, on peut changer ? J’avais pas bien compris qu’il y aurait Redouan devant et il va se retourner tout le temps. », « Madame, sur le plan, je suis à gauche d’Adeline, c’est la même chose si je me mets à droite non ? »
Il arrive, rarement, mais quand même, que je rentre en classe et que des changements de places « sauvages » aient eu lieu. Rappel à l’ordre : on prend la place décidée au Conseil et ce, jusqu’au suivant où l’on décidera d’en changer. Les élèves ont chacun le rapport hebdomadaire du Conseil, écrit par le secrétaire et retapé par moi. Ces feuilles sont gardées dans leur farde et ils peuvent donc s’y référer.
À leur retour, certains absents discutent bien un peu, mais ils se conforment à la décision prise par le groupe.
Je sors de mes pensées, j’entends Hamza dire : « Adeline, tu peux noter le plan des places sur le rapport. On peut passer au point suivant : Je critique/Je félicite. »
Temps record, calme, respect dans les interventions, je suis étonnée…
Le Conseil clôturé, il a bien fallu un peu bouger les deux bancs du milieu vers la droite pour permettre le passage des professeurs, mais je suis plus que surprise par la facilité avec laquelle on est arrivé à un accord cette fois-ci. Et plus encore par le climat de sérénité qui a régné pendant la discussion.
Le summum, je l’ai atteint seulement ensuite lorsque Soufiane, coprésident pour pointer les « gêneurs », me remet sa liste où il a noté : « Mme Diez gêneuse deux fois : elle a pris la parole sans l’avoir demandée » !