Comme des petites pierres blanches qui ponctuent le chemin…
• « T’es au courant pour ta classe ? » L’éducatrice de degré m’interpelle à mon arrivée à l’école. Un ou une élève a écrit hier au tableau : « VANSTIECK (prof de sciences), je te baise. »
• La collègue, chez qui je fais l’accompagnement de quelques élèves en remédiation, est malade. La secrétaire qui s’occupe des changements d’horaires me demande de prendre au pied levé tout le groupe. Après une demi-heure de travail, un éducateur vient me remplacer car le papa d’un élève très problématique est dans l’école et le sous-directeur souhaite ma présence et celle de l’éducatrice.
• « Madame, Mehdi a été renvoyé par sa mère en Tunisie. C’est pour ça qu’il n’est pas là aujourd’hui. C’est quoi ça pour une mère ? Ça ne se fait pas de le balancer chez son père parce qu’il a fait des bêtises ! »
• J’arrive dans une classe de deuxième très difficile à mettre au travail. Plus d’une fois je m’énerve, j’explose et je regrette certaines paroles que j’ai pu avoir. Je suis décidée, aujourd’hui, je vais faire un temps de parole sur « Pourquoi Madame s’énerve ? Qu’est-ce qui la fait exploser ? Qu’est-ce qu’ils ressentent ? » À peine franchi le seuil de la porte, Rahma me harangue : « Vous devez me rendre le fond de teint que vous avez confisqué hier. D’ailleurs, je ne me maquillais même pas, je me regardais dans le miroir et en plus ce n’est même pas le mien ! »
• Après trois mois de demandes, d’insistances, de pressions, Walid a enfin des lunettes adaptées à sa vue. Il n’y voyait rien, se déplaçait tout le temps pour voir ce qui était écrit au tableau. Les bureaux sont en rond, c’est le temps du Conseil, il essaie de lire l’ordre du jour affiché en plissant les yeux. Je lui demande de mettre ses lunettes. La réponse fuse : « Non, il n’y a rien à recopier du tableau ». J’insiste, c’est toujours non : « C’est pas votre problème, c’est moi qui décide si je les mets ou non ». Il préfèrerait se faire exclure du cours que d’y voir clair…
Dans un métier où la rencontre construit le quotidien, l’imprévu est omniprésent. Souvent prévisible, mais je le vis comme encombrant lorsqu’il survient. Les imprévus me contrarient. J’ai l’impression de courir toujours après le temps et les imprévus sont mes ennemis car ils occupent l’espace, pompent l’énergie, obligent à être à l’écoute, à être créatifs.
Simultanément, ils sont porteurs de vie, ils viennent bousculer cette routine dans laquelle je m’enliserais volontiers, ils sont « avènement de vérité inédite »[1]Claire DE LAMIRANDE.
Ne coupe pas les ficelles quand tu pourrais défaire les nœuds
En cas d’incident, il faut prendre des décisions assez rapides et pourtant cruciales pour la suite. Que vais-je faire de la demande imprévue qui m’est adressée ? L’ignorer ? La prendre en compte ? Là, tout de suite ? La différer ?
Est-ce que le « problème » concerne un seul élève ? Est-il seul responsable ? Est-ce à gérer avec toute la classe ? Est-ce que c’est de mon ressort ? Dois-je essayer de traiter ou dois-je renvoyer à une collègue, à l’éducatrice-assistante sociale, au sous-directeur ?
Comment puis-je me mettre en position d’écoute et non de jugement ? Ça me fait râler ? Ça m’attriste ? Ça me révolte ? Ça me fait plaisir ? Pourquoi ? _ Comment prendre sur moi ? Comment soigner la parole pour qu’elle puisse émerger ?
Qui dit vrai ? Comment dénouer les fils ? Démêler la pelote ? L’imprévu met en cause les collègues, l’institution aussi. De qui vais-je me montrer solidaire ? De cette équipe d’enseignants dont je fais partie ? De cette maman qui n’a pas eu une juste place ? Du petit David face au Goliath ?
Qui parle sème, qui écoute récolte
Peut-être pas ici, tout de suite, mais l’écoute comme passage incontournable. Mais il est quand même plus facile d’écouter certains que d’autres ! Et le temps… toujours le temps… Certaines langues se délieront lors de moments informels : une sortie, un temps de midi où un responsable demande à rester en classe. D’autres moments devront être institués : Quoi de neuf, Conseil… des temps pour offrir une place à l’imprévu.
Quand une parole est lâchée ou confiée, comment l’accueillir ? Il y a des choses lourdes à porter. D’autres qui doivent impérativement être relayées. Paroles à renvoyer au groupe ? Aux parents ? À l’assistante sociale ? À la direction ?
Et puis, il y a l’écoute entre les adultes. Quels sont les lieux prévus pour une parole instituée ? Quels moments d’équipe à part les fameux conseils de classe qui font surtout des constats ? Comment se dire les choses sans que cela ne devienne des histoires de personnes ?
Lâcher prise pour d’autres possibles
Et puis, à côté de tous ces imprévus qui cassent la tête, ceux plus légers qu’on cueille dans des moments de grâce. Un merci qui surprend. Une idée qui fédère. Une balle qui nous entraine dans son rebond. Un élève qui « passait par là » bien des années plus tard. Un geste spontané, gratuit. Un moment complice comme une trêve avant le prochain assaut.
Notes de bas de page
↑1 | Claire DE LAMIRANDE |
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