Rentrée après les vacances de Pâques, classe de deuxième année primaire, vingt têtes brunes, contentes de retrouver leur école, en discrimination positive.
Ils ont sept ou huit ans et sont à la fin d’une période d’apprentissage en lecture : ils sont tous capables de déchiffrer la majorité des textes que je leur propose. Mais est-ce cela, lire ?
Certes, non ! La plupart, mais malheureusement pas tous, sont aussi capables de comprendre ce qu’ils viennent de lire.
Pendant ce dernier trimestre, j’organise les activités de lecture uniquement autour de la lecture de livres documentaires ou de fiction. Les enfants sont enthousiastes, curieux, intéressés par l’histoire ou les informations du livre. Ils sont fiers aussi, quand je leur demande de relire le livre découvert en classe à leurs parents ou à leurs frères et sœurs. Pourtant, lors d’un échange autour de ce qu’ils vont pouvoir faire de plus, maintenant qu’ils savent lire, beaucoup d’enfants se montrent très peu surs de leurs compétences en lecture : « Mais Pascale -ma collègue-, je ne sais pas encore tout lire, moi ! Y’a des mots que je ne comprends pas ! Et puis, parfois, je dis les lettres, mais ça ne veut rien dire ! Comment je vais faire pour lire un livre tout seul si tu n’es pas là ? Quand tu lis, c’est gai, on a l’impression que c’est le loup qui parle, mais quand c’est Sara, on ne comprend presque pas ce qu’elle lit ! »
Je m’empresse donc de mettre en évidence les énormes progrès qu’ils ont faits depuis leur entrée en première année. Je profite de toutes les occasions pour leur faire prendre conscience de leur autonomie naissante : les enfants lisent seuls les affiches aux devantures des magasins, les noms des rues, l’horaire de la piscine, le menu de la semaine, le rapport du conseil d’école, la feuille des comptes… Et chaque fois, j’explicite : « Tu vois, ce que tu peux déjà lire tout seul. »
Je tiens compte aussi de leurs craintes bien légitimes : « Oui, il y a des mots que vous ne comprenez pas. Pour les comprendre, vous avez encore besoin de quelqu’un. C’est normal, vous êtes en 2e année… »
Suite à ces discussions, un petit garçon équatorien a annoncé un jour à la classe qu’il avait pu lire (et traduire… à sept ans….) les papiers de la commune que sa maman a reçus. Un autre enfant a alors ajouté : « Tu vois, on n’a plus besoin des grands pour lire, mais parfois, c’est eux qui ont besoin de nous ! » Quand l’enfant devient lecteur, il s’émancipe de l’adulte. Une fois conscients de cette nouvelle liberté, de nombreux enfants de ma classe identifient avec plaisir et fierté tous les bénéfices qu’ils peuvent en retirer.
Bien sûr, il reste quelques enfants, en fin de 2e primaire, qui maitrisent encore mal la lecture. Ces enfants-là m’interpellent. Qu’est-ce que j’ai loupé avec eux ? Qu’est-ce que j’aurais pu faire ? Est-ce que la méthode que nous employons leur convient ? Pourquoi cet enfant du même groupe lit-il avec tant de facilités alors que cet autre enfant a encore tellement besoin de mon aide pour lire un texte ? Et me voilà prise dans le tourbillon des discussions stériles sur « La faute à la méthode » : s’ils ne lisent pas encore aujourd’hui, c’est parce que la méthode X ne leur convient pas, s’ils ne comprennent pas ce qu’ils lisent c’est parce que la méthode Y n’est pas bonne…
Confrontée à ces propos, souvent prononcés par des personnes incapables de les argumenter, j’ai décidé de me forger ma propre opinion. Et je me suis mise à lire : lire des pages d’Internet pour repérer les différents auteurs qui traitent du problème et leurs différentes positions, lire les livres de ces auteurs, lire leurs articles, assister à leurs querelles, mais avec le recul et la liberté du lecteur. Lentement, je me suis ainsi émancipée de ces querelles stupides sur les méthodes.
Mais les enfants étaient là, bien présents chaque matin, avec leurs difficultés et leurs facilités en lecture, pour me rappeler quotidiennement que rien de ce que je lisais n’était tout à fait juste ni tout à fait faux. Eux aussi m’obligent à remettre constamment en question ce que je pourrais prendre trop facilement comme nouvelle solution.
J’estime donc que moi, qui suis confrontée chaque jour à la réalité du terrain, j’ai le devoir de m’affranchir des prescripteurs de méthodes et de remettre en question des réponses souvent trop simples apportées à des problèmes très complexes, comme le sont les difficultés rencontrées en lecture par les enfants.
La lecture émancipatrice ? Quand j’apprends à lire aux enfants, ils s’émancipent des adultes et quand j’apprends à analyser leurs démarches de lecteur en lisant moi-même, je m’émancipe des discours stériles des prescripteurs de méthodes de… lecture !