Quels répères ?

Dans un ouvrage aux frontières de l’ethnologie, de la sociologie et de la psychanalyse, Totem et tabou, Freud rend compte de l’organisation de la société par la théorie œdipienne et par la loi du père.

La loi du père suffisait à organiser un monde avec un ordre moral valable pour tous. Cette organisation sociale offrait et imposait à chaque sujet une place à tenir en fonction de sa naissance et de sa fortune. C’était une époque où les repères étaient clairement établis. On savait ce qui était permis et ce qui ne l’était pas.
Aujourd’hui, cet ordre social a volé en éclat. On sait que la famille traditionnelle ne fait plus loi, que tous les modèles de couples parentaux deviennent possibles et que dès lors la fonction symbolique du père est mise à mal (familles recomposées, monoparentales, homosexuelles…).
Cette dissolution de la société patriarcale est homogène à celle du pouvoir politique. Pour le dire vite, le politique se soumet toujours davantage aux entreprises et au marché économique.
Dans ce vacillement des repères symboliques, comment chaque sujet va-t-il dès lors se construire, comment va-t-il s’inscrire dans le lien social et se donner des repères ? Il ne le fera que par une construction plus solitaire et moins ancrée dans une transmission symbolique déjà là.
Les étiquettes et les multiples règlements remplacent aujourd’hui l’ordre moral valable pour tous. De plus en plus, cette nouvelle mosaïque des règles, des conduites et des images laissent les sujets déboussolés.

Les images…

Une mère qui se trouve dans un foyer pour femmes battues nous en donne un témoignage saisissant. À un an et demi, sa fille, Nadia, a son derrière continuellement enflammé et irrité. Les pommades, les crèmes, les onguents, rien n’y fait. Elle a montré sa fille au médecin du centre. Le médecin en a parlé à l’équipe. Personne ne comprend pourquoi Nadia ne guérit pas. Jusqu’au jour où une infirmière surprend la mère en train de verser un verre d’eau dans le lange de sa fille avant de le lui enfiler. Ébahie, l’infirmière lui demande la raison de son geste.
« C’est comme cela qu’il faut faire, je l’ai vu dans la publicité à la télévision » répond la mère sans hésiter. La réplique de la mère révèle l’aliénation de la mère à l’image. Elle atteste aussi un certain égarement dans le bon sens commun.

Les conduites…

Récemment nous avons entendu que des écoles auraient décidé de remplacer le surveillant qui s’occupait des entrées et des sorties des jeunes par une pointeuse électronique. Avec un tel système, nous assistons à une substitution : un système technique vient en lieu et place d’une personne chargée d’incarner une loi. Là où l’école devrait assumer par le biais de la parole et de l’échange la subjectivation d’une loi pour chaque élève, elle soustrait le facteur humain et soumet les élèves à une méthode objective et scientifique. L’idéologie de l’objet prévaut sur le langage et la subjectivité. Les conduites s’en trouvent dès lors transformées.

Les règles…

Dans un centre résidentiel pour enfants, l’un d’entre eux, Vincent se passionne pour ce qui fait les règles et les interdits de l’institution. Il a repéré que les règles de l’institution varient en fonction de chaque intervenant. Pour l’un, on doit attendre que chacun soit servi à table avant de commencer à manger ; pour l’autre, il faut terminer son assiette pour obtenir un dessert ; pour le troisième, on peut demander de la grenadine à la place de l’eau. Ces règles, propres au style de chacun varient de jour en jour. Dès lors, Vincent interprète ces règles comme non fiables. Il veut savoir s’il y a un repère ultime, un repère incontournable, un repère qui soit le même pour tous. Ce repère universel existe-t-il ?
L’équipe dans le centre sait que la loi ne se garantit d’aucun Autre tout puissant, qu’elle n’a pas de garantie extérieure, qu’elle ne se fonde que sur elle-même, qu’elle ne se garantit que de son énonciation. Malgré ce manque central, la loi est ce qui fonde le lien social.
C’est ce que Vincent ne cesse d’interroger : il est à la recherche du repère qui serait valable pour tous. Et comme il ne le trouve pas, il questionne constamment l’écart qu’il repère entre les diverses règles de l’institution et la Loi symbolique à laquelle les intervenants le renvoient.
Une pente dangereuse guette alors l’institution. Elle pourrait en effet croire qu’il suffirait d’instituer des règles communes pour que les repères soient établis une fois pour toutes. Si chacun, dans le centre, se tenait à des règles identiques, on pourrait penser que cela faciliterait la vie quotidienne. L’idée est simple, mais elle n’est pas juste.
Car la règle n’est pas la loi celle que Freud corrèle au père et à la castration. Dire oui à des règles communes laisse le sujet sans recours dans son rapport singulier à la loi. Installer des règles communes, uniformisées et consensuelles, dans le centre pousserait cette institution vers un totalitarisme orthoéducatif. Comment alors intervenir auprès de Vincent ? La question est importante, car Vincent ne cesse par son comportement transgressif d’interroger ce qui fait le ciment du lien social.
Puisque la loi n’a pas de garantie ultime, comment alors la soutenir malgré ce manque ? Comment répondre à Vincent quand il nous indique les contradictions entre deux interventions ? Comment assurer un repère qui ne soit pas une règle ?
Parler avec Vincent implique de pouvoir soutenir son énonciation. Il s’agit pratiquement, d’incarner une position solide, une position qui ne se laisse pas intimider par son raisonnement logique et faussement démocratique. Il s’agit de se forger des façons inédites de dire, une institution où les intervenants sont d’abord soumis à la loi avant de l’imposer aux enfants, une institution où les intervenants sont décidés et orientés parce qu’ils savent qu’ils ne sont pas tout-puissants.