Exercer l’autorité, c’est aussi exercer le droit collectif de prendre les décisions. un droit qui se construit dès l’école fondamentale.
Un matin, ils sont arrivés à deux avec leur skateboard dans la cour de notre école qui compte une centaine d’enfants répartis en cinq classes. Un enfant s’est assis sur son skate pendant qu’un copain le poussait. Les autres ont suivi. Ils ont commencé à tourner autour du terrain de football : ce fut la première course de planche à roulettes de l’année. Le lendemain, ils étaient cinq ou six à faire la course. Des enfants se sont installés sur le bord de la « piste » pour regarder, encourager… Avec ma collègue surveillante, nous avons décidé que je resterais là, afin d’assurer la sécurité de chacun. Dans l’ensemble, les enfants étaient très attentifs. Parfois, emportés par l’enthousiasme, un coup de pied ou une collision provoquée ont nécessité une intervention sans que cela pose problème.
À la fin de la récréation, un enfant de 6e me confie son plaisir, que je partage. J’ajoute que je suis inquiet quand même pour les spectateurs, que ce serait bien qu’on voie clairement les limites du circuit, par exemple en plaçant des bandes rouges et blanches comme au bord des chantiers. Il n’aura pas fallu attendre longtemps… Il avait repéré qu’au centre sportif où se déroule le cours d’éducation physique, on utilisait ces « rubalises ». Et tout fier, il revint le jour même avec un rouleau !
Le lendemain, à la réunion d’équipe, les surveillantes du midi se plaignent du jeu : « C’est difficile à surveiller… Ils ne font pas toujours attention… Il y a les petits qui risquent de se faire renverser… Ils vont trop vite… ». Elles demandent qu’on interdise les courses dans la cour. Je plaide pour l’inverse : « C’est vrai qu’il y a du danger. La grande majorité des enfants en sont conscients et font attention. Je trouve que c’est une belle occasion de travailler avec eux sur la question de la sécurité de tous, et de leur dire nos inquiétudes, afin de les travailler en conseils de classe et d’école. Plutôt que de supprimer le danger, mettons-les face à lui en les aidant à s’organiser pour le canaliser. » Ce sera la piste retenue.
En conseil de classe, les grands de 4e, 5e et 6e se montrent très conscients du danger, en particulier envers les petits. Un enfant évoque le risque de ceux qui ne savent pas bien conduire le skate et ne restent pas dans la trajectoire. L’idée d’un permis de conduire voit le jour. Un test permettrait d’avoir le permis, et le permis serait retiré à celui ou celle qui conduirait dangereusement ou ne respecterait pas les limites du circuit. Les enfants décident aussi qu’il y aura toujours deux enfants responsables de la sécurité sur le circuit que l’on reconnaîtra grâce à leur brassard fluo. Ils veilleront à ce que la piste soit entièrement libre avant que le départ d’une course soit donné.
Ces propositions sont soumises aux autres classes via le conseil d’école, et adoptées. Un groupe d’enfants prépare le permis de conduire qui comprend une épreuve pratique (pouvoir prendre le virage entre le goal et le mur sans rien cogner) et une épreuve théorique (trois questions relatives à la sécurité sur le circuit à mémoriser). Rapidement, une grande majorité des cinquante-cinq enfants de primaire sont titulaires du permis de conduire. Tout cela n’a pris que quelques jours, et aucun accident n’est à déplorer. Les responsables de la sécurité sont écoutés, leur signal est attendu pour lancer une course. Les grands expliquent aux plus jeunes où se placer pour regarder sans risque.
Un matin, une maman me confie qu’elle trouve ces courses trop dangereuses, et qu’elle a interdit à son fils d’y participer malgré les permis et autres balises mises en place. Je tente de la rassurer en lui exposant tout ce qui a été pensé et mis en place par les enfants, et comment les surveillants accompagnent les enfants.
– Quand on fait du skate, me répond-elle, on porte un équipement de sécurité adéquat et je ne comprends pas que vous ne l’imposiez pas.
– Je trouve que c’est une bonne idée, et je propose que votre enfant vienne avec son casque. Cela créera peut-être une mode, en entraînant d’autres enfants. De toutes façons, je vais le suggérer via le conseil d’école.
Lors de la préparation de ce conseil, certains enfants se montrent immédiatement enthousiastes : « On va faire les pros avec ça ! ». D’autres s’inquiètent : « Mais je n’ai pas de casque moi, alors je ne pourrai plus faire de courses ? » Les enfants imaginent un système de prêt. Certains ne sont toujours pas convaincus, tout en étant clairs sur le fait que cela augmenterait la sécurité. Un élève explique qu’il préfère « sentir le vent dans ses cheveux quand il roule à fond » et que, s’il doit porter un casque, il ne roulera plus. Au moment du vote cependant, il s’abstiendra tandis que tous les autres voteront pour le port du casque.
Après trois semaines de vie au rythme des courses, des chronos, les skates se sont raréfiés et le ballon de foot a fait sa réapparition. De cette aventure, il reste quelques règles dans les lois de l’école, mais surtout l’expérience positive d’avoir pu faire autorité collectivement dans un domaine essentiel : leur sécurité.
Et pour beaucoup, au fond du plumier, un permis de conduire qui servira peut-être encore un jour…