La famille et l’impact des valeurs inculquées à travers l’éducation sont-ils une expérience de vie sociale ?
Qu’est-ce qui fait que je ne trouve pas à raconter une expérience de vie sociale d’engagement à gauche ? Qu’est-ce qui fait que jamais encore je n’ai osé franchir le pas, que toujours un obstacle invisible vienne se mettre en travers de cette route-là ?
Avec ma gauche et ma droite, j’ai toujours eu du mal. Politiquement, je m’estime nulle. Mais socialement, j’ai toujours été attirée par la différence, par l’hétérogénéité des cultures. Oui, mais de loin… de très loin.
Chez moi, à la maison, on ne parlait jamais de politique. Aucune défense d’opinion, à peine quelques réflexions discrètes sur les informations entendues à la radio, la télé. Aucune discussion un peu animée, aucun débat.
Mange ta soupe !
C’est mon père qui répondait principalement à mes questions, quand je demandais pourquoi les enfants éthiopiens avaient des gros ventres, par exemple. Pour toute réponse, un air visiblement embêté et de la pitié dans les yeux : « On ne sait quand même pas aller jusque là pour leur apporter à manger ! C’est trop loin et ça ne résoudra rien… Termine ton assiette, tu vois bien qu’il y en a qui ont faim ! » On se demande pourquoi je ne les termine toujours pas, à 35 ans passé…
Je me souviens vaguement de conflits en Palestine, du mur de Berlin, de Solidarnösc. Toujours les mêmes réponses, toujours le même air désappointé. Jamais un mot plus haut que l’autre, aucune révolte dans le ton de la voix, seulement la même ritournelle : « On ne sait pas s’occuper de tous les problèmes qu’il y a dans le monde ».
Et moi, de mon côté, quand j’allais en ville avec les copines, je donnais des tunes, naturellement, aux pauvres, aux musiciens, à ceux qui faisaient la manche. Je n’osais pas dire à mon père ce que je faisais de l’argent de poche qu’il me donnait, c’était mon secret à moi et je trouvais que c’était bien.
Quand j’ai eu 18 ans, il m’a fallu remplir mon devoir de citoyenne et me rendre au bureau de vote. J’ai posé la question : « Qu’est-ce que je dois faire ? Pour qui voter ? » Réponse nette : « Les libéraux ! C’est grâce à eux que ton père gagne sa vie ! » (Il était indépendant). C’était donc grâce aux libéraux que je permettais de temps à autre, à un pauvre, de se payer à manger, ne serait-ce qu’un quignon de pain… J’ai donc voté libéral. Si mon père disait que c’était bien, j’avais à lui faire confiance. C’était mon père quand même !
Et puis j’ai voulu être assistante sociale. Il m’a dit : « Tu vas être toute ta vie dans les problèmes des autres ! Tu ne peux pas te mettre ça à dos, c’est pas un métier pour toi. » Papa avait raison, ce n’était pas pour moi, je suis trop sensible. Je suis une fille, quand même !
Et de quand même en quand même, et de vote en vote, j’ai continué à lancer mes tunes dans les chapeaux ou les gobelets, je me suis mise à acheter mon riz chez Oxfam, et à regarder autour de moi ce qui se faisait pour les sans abris, les nuits où il fait -10°, surtout quand je sors d’une maison chauffée pour entrer dans ma voiture chauffée et arriver dans un bâtiment chauffé pour y bosser. On se demande encore pourquoi j’ai toujours froid, à 35 ans passé…
Le plus dur pour mon père, ça a été le jour où j’ai annoncé que j’allais travailler chez les handicapés… « C’est bien ma fille, c’est une bonne cause… Il en faut… ». Le ton était le même, l’expression aussi, mais le discours avait changé.
Pour plus d’engagement, faudrait-il donc que je puisse me dégager d’une emprise paternelle trop lourde à porter, encore aujourd’hui, à 35 ans passé… ?