Entre adultes consentants, nous dessinons un tabouret, dans le cadre d’un atelier destiné à vivre des pratiques actives d’apprentissage autour du prétexte de la perspective dans le dessin. Ligne d’horizon, perspective à 1, 2 ou 3 points de fuite…
Pour certains, cela évoque des concepts assez précis, retravaillés récemment. Pour d’autres au contraire, ce ne sont que de très vagues relents d’un cours poussiéreux, que les traits insatisfaisants d’un premier essai de dessin n’ont pas vraiment aidé à réveiller. En comparant les dessins, on compare aussi l’assurance du geste drillé, assuré, répété, entrainé, aux tâtonnements de ces lignes que leurs auteurs aimeraient droites et qui partent chaque fois de travers…
Pour les premiers, les nouveautés sont avalées à la vitesse grand V. Chez eux, les questions, relances, défis de l’animateur s’intègrent facilement dans des représentations déjà bien élaborées. Les mêmes mots bousculent voire déracinent les autres, qui se taisent ou soupirent. L’écart est énorme, même quand celui « qui voit » prend une boite en carton et la fait voyager un peu au-dessus, un peu en dessous des yeux de la copine historienne qui semble y comprendre de moins en moins et ne faire aucun lien avec les schémas que nous avons commencé à élaborer au tableau : « Je n’y comprends rien, je ne vois pas. Ça ne signifie rien pour moi les dessins au tableau. »
Des équipes de 5e et 6e primaires au travail. Devant eux, une bande de papier jaune de plusieurs mètres de long qu’ils ont graduée avec un étalon « 1 dixième ».
Consigne de travail : situez 137/100 sur la bande jaune.
Jean : C’est juste que 1/10 et 10/100, c’est la même chose ?
Yannick : La bande est beaucoup trop courte !
Jean : Mais non… Voilà : 100… 110… 120… 130… C’est là !
Yannick : Non, là, c’est 13 !
Jean : Oh mais, tu ne comprends pas ! J’essaie de t’expliquer. Je sais que c’est juste ! Tu coupes un dixième et dix, ça fait des centièmes, non ?
Yannick : …
Tout l’écart entre celui qui voit de quoi il est question, qui se représente déjà mentalement de quoi on parle, qui peut se projeter à partir de ses savoirs vers la nouvelle tâche à accomplir, et celui qui ne peut pas encore donner la moindre direction à son activité mentale par exemple parce que les mots du contexte eux-mêmes génèrent de l’anxiété : je ne comprends pas et je ne sais même pas de quoi on parle !
Dans un autre groupe, un peu plus loin, ça se creuse aussi les méninges :
– Dix ? Cent ? Si on compte jusque 100, ça fera des centièmes ?
– C’est pareil pour les deux ! Non… Attends, il y en a plus ! C’est plus petit. C’est comme les millimètres, il y en a plus aussi sur la latte.
– Monsieur, les centièmes, c’est comme les millimètres, hein ?
Les questions qu’ils se posent, les réflexions à haute voix, l’intuition qu’il est possible de trouver quelque chose en cherchant dans cette direction, permettent d’avancer. Un coup de pouce, une question, un encouragement suffiront pour venir à une solution.
Mais, pour Yannick, les explications du copain (et sans doute, encore plus les miennes si je m’y lançais) ne sont d’aucun secours ; il y a le fossé entre celui qui a des mots (même maladroits ou incorrects) et celui pour qui l’image de ce dont on parle n’est pas encore là.
Si Jean peut maintenant, en fin d’activité, écrire dans son cahier quelques mots et quelques phrases pour décrire comment il s’y est pris et comment il ferait pour placer 203 centièmes, Yannick ne peut que laisser une page blanche. _ Cinquième, dixième, énième… ? Le mystère des trois « 1 » (1 unité, 1 dixième et 1 centième) sur la longue bande jaune reste entier… pour le moment !