Le programme du cours de morale regorge d’une multitude de thèmes à aborder… Cette fois, avec les 4P coiffure, classe composée d’une douzaine de filles, j’ai décidé d’aborder la justice sociale.
N’y voyez aucune envie de ma part de m’amuser à fouiner dans ce qu’il se passe chez mes collègues -je demande d’ailleurs aux filles de ne citer ni nom ni intitulé de cours.
Mes élèves sont amusées par la consigne et me demandent de faire l’exercice oralement. Je refuse en répondant que nous devons garder des traces pour y revenir plus tard. C’était pour moi un moyen comme un autre de mettre le pied de ces adolescentes à l’étrier.
Les cinq premières minutes, elles ne couchent rien sur le papier.
– Madame, ne pas avoir de papier dans les toilettes, c’est bon ça ?
– Notez ce que vous vivez comme injuste à l’école et nous y reviendrons plus tard.
Une fois deux, trois lignes rédigées, elles ne s’arrêtent plus d’écrire. Je commence à lire les récits de celles qui ont terminé et je souligne des passages que je leur demande de développer.
Vu l’engouement, j’ai laissé l’activité se dérouler sur les deux heures de cours plutôt que sur les cinquante premières minutes. Cent-dix minutes à gratter, à se concerter -elles se rappellent entre elles des disputes, des déceptions, des règlements de compte-, à s’étonner -ce qu’elles avaient pu vivre comme injuste, mais qui ne le parait plus avec le recul… Des choses, elles en avaient à dire et à partager.
Elles s’appliquent dans leur rédaction, elles m’interpellent pour être sures que je comprenne bien le sens de leur récit, elles se consultent entre elles… Deux heures que nous ne voyons pas passer.
Je reprends les copies chez moi, je lis attentivement chacune d’elles et je rassemble les récits qui racontent une même injustice. Ça va de « Car ils sont profs, ils se croient supérieurs. Nous n’avons pas le droit de boire en classe, eux le font. Nous n’avons pas le droit d’utiliser le GSM, eux oui. Nous n’avons pas le droit de leur manquer de respect (ce que je trouve normal), pourtant eux, ne se gênent pas pour nous dire leur façon de penser… si ce n’est pas directement des insultes » à « Beaucoup de personnes nous prennent pour des connes parce qu’on est en professionnel… même certains profs. On est aussi jugée sur notre look… si tu n’es pas comme les autres, tu es rejetée, on n’essaiera pas d’apprendre à te connaitre », en passant par : « La prof a puni tout le monde sauf sa “chouchoute” qui était pourtant dans le coup », « Je trouve injuste que nous, les coiffeuses, on n’ait pas droit à un casier comme les “sports”. Nous, on doit porter nos affaires et parfois, on a natation et deux modèles à coiffer le même jour… et ça, en plus de nos cours si on les prend ! Nous aussi on a mal au dos », « Les profs n’ont pas d’autorité, ils ne donnent pas cours », « Pourquoi ne savions-nous pas qu’il y avait un journal dans l’école -journal rédigé par le directeur- et pourquoi n’y parle-t-on que des sports ? », « Pourquoi change-t-on le règlement de l’école deux fois d’affilée sur le mois ? Après on se fait engueuler si on ne le respecte pas… »
La semaine suivante, je reviens avec mes notes, leurs copies, et nous débattons oralement sur chaque point. Je les relance pour qu’elles développent leurs argumentations, et n’émets aucun jugement. Je questionne en essayant de les placer dans le point de vue de celui/ceux qu’elles accusent. En quoi chacun des points soulevés constitue-t-il une injustice pour elles, mais peut-être pas pour le prof/la direction/les autres élèves ? Pendant ce temps, une des élèves s’est portée garante pour la prise de notes des mots-clés. Des notions comme égalité, respect, dignité, estime de soi, facilité, devoirs, droits, points de vue, fusent dans le débat.
Sans appréhension, je peux leur annoncer le sujet de la leçon… L’entrée en matière s’est bien déroulée et elles sont d’attaque et motivées pour la suite.
La semaine suivante, avant de commencer le cours, elles m’annoncent qu’elles auraient besoin de mon aide. Aurélia prend la parole et me demande que l’on rédige un courrier pour le Directeur. J’accepte d’intervenir uniquement dans la correction de la formulation de leur demande. Le débat avait continué en dehors de la classe… entre elles… sans moi. Elles me présentent des demandes concrètes à adresser à la direction pour la rentrée prochaine. Chacune d’entre elles a été murement réfléchie, triée sur le volet, évincée ou conservée.
• Il y a beaucoup de casiers vides dans l’école. Nous demandons à pouvoir les utiliser pour notre matériel de coiffure.
• Nous aimerions recevoir le journal de l’école et y participer si possible.
• Nous aimerions du papier et du savon dans les toilettes pour filles.
Mes élèves ont concerté leurs camarades qui suivaient le cours de religion et ont décidé de conserver uniquement la demande pour l’accès aux casiers dès la rentrée prochaine, car elles ont estimé que c’était l’« injustice » qui leur posait le plus problème et que c’était celle qu’il était le plus légitime de dénoncer… dans un premier temps.