Devenir acteur (social)

Le jeu de rôle historique pour travailler des savoir-être.

Bois-du-Luc, 1843. Une famille de la rue du Nord est attablée. Le père, ouvrier de veine, a demandé de rencontrer le lendemain le directeur du charbonnage. Il consulte sa femme en présence de ses deux enfants : l’ainé de 8 ans travaille dans une filature de lin à 1h30 de marche et la cadette de 5 ans suit sa mère dans son travail. La mère, enceinte du troisième, est en mauvaise santé, mais son salaire est nécessaire pour boucler les fins de mois. Ils cherchent ensemble une solution à leur problème. Une scène anodine qui a peut-être pu avoir lieu au milieu du XIXe siècle.

Professeur-patron, étudiant-ouvrier

Les participants de l’atelier sont invités à endosser chacun un rôle parmi cinq familles ouvrières résidant à Bois-du-Luc. Celles-ci connaissent chacune un problème particulier, mais toutes vivent les mêmes conditions pénibles : salaires dérisoires, travail long et harassant, pouvoir d’achat insignifiant, législation faite par la bourgeoisie pour la bourgeoisie. Tout cela, les participants l’apprennent grâce à un ensemble documentaire qui permet de cerner les conditions de vie des ouvriers au XIXe siècle. Ils y sélectionnent des informations sur leurs salaires et leur pouvoir d’achat, sur l’état de leur logement, sur les conditions de travail et sur la législation en vigueur. La lecture est orientée vers la sélection d’arguments susceptibles de régler leur problème familial et d’améliorer leur condition en général. L’animateur, quant à lui, incarne le patron du charbonnage.

Chaque famille prépare ses arguments, invente des solutions, cherche des échappatoires… Au XIXe siècle, la grève conduit à l’emprisonnement des meneurs. L’armée tire sur les manifestants. Le carnet d’ouvrier, véritable CV pour décrocher un emploi, peut stigmatiser les individus récalcitrants ou les fauteurs de trouble. On hésite à enfreindre les règles données par le professeur-patron. On ne sait pas très bien d’ailleurs à quel moment il a quitté son rôle de prof pour endosser celui de patron. Un des participants m’a confié avoir voulu renverser le banc du patron et le prendre à la gorge. Évidemment, ça aurait fait mauvais genre face aux collègues ! Les codes sociaux interdisent le passage à l’acte dans la réalité comme dans la fiction. Les discussions vont bon train jusqu’à ce que le professeur-patron exige que le premier père de famille, et seulement lui, vienne pour défendre sa cause.

Le premier étonnement vient lorsque l’assemblée, qui s’apprêtait à la révolte, assiste à un échange où le patron, bienveillant et pacificateur, cherche avec l’ouvrier des solutions à son problème. Le patron, bon père de famille, est soucieux de la santé de ses ouvriers. Très vite, un compromis contente l’ouvrier qui s’en va avec une solution à son problème particulier. _ Mais le bonheur des uns fait le malheur des autres ! Aussitôt qu’une famille obtient un meilleur poste, c’est une autre qui perd son emploi intéressant. À ce moment, le patron contrit et affligé se retranche derrière les lois du marché ou la législation en vigueur, à laquelle il ne peut tout de même pas s’opposer. Au bout d’une demi-heure, chaque famille a plus ou moins résolu son problème familial, mais les ouvriers de Bois-du-Luc ne sont parvenus à aucun avancement significatif qui améliorerait à long terme leurs conditions précaires.

Vécus individuels, réalités collectives

À l’origine, cette séquence a été proposée à des étudiants futurs instituteurs dans le cadre d’un projet interdisciplinaire intitulé « se nourrir aujourd’hui ». Elle a été mise en place à la suite de remarques d’étudiants exprimant leur impuissance et l’inutilité de l’action personnelle face aux problèmes liés à la mondialisation, en particulier vis-à-vis de la production et de la distribution agroalimentaires mondialisées. Pire, quelques étudiants regrettaient désormais de savoir tout ça puisque, de toute façon, ils ne pouvaient rien faire. Connaitre le monde suffit-il pour agir ? L’impuissance n’encourage-t-elle pas l’ignorance pour le repos de la conscience ?

Pourquoi le sujet « la condition ouvrière » dans un projet centré sur l’alimentation ? L’idée est de choisir une thématique où les dynamiques humaines offrent des enjeux similaires à ceux auxquels sont confrontés les étudiants. Trop souvent, l’histoire n’est considérée que dans l’optique d’une genèse expliquant une situation présente. Ici, la condition ouvrière n’a, à priori, rien à voir avec la thématique « se nourrir aujourd’hui ». Ce thème vise ici à travailler des savoir-être. Au terme du jeu, l’apprenant identifie les barrières juridiques, sociales, économiques, politiques et culturelles qui empêchent les ouvriers d’agir. Bien entendu, la séquence ne s’arrête pas après le jeu de rôle. Elle propose de réfléchir de la même manière aux barrières que nous rencontrons aujourd’hui. Elle présente, enfin, comment la condition ouvrière a évolué grâce à la combinaison de plusieurs facteurs (coopératives, avancées législatives, caisses mutuelles, suffrage, alphabétisation, etc.) et de plusieurs acteurs (ouvriers, syndicats, bourgeoisie progressiste, etc.).

L’avantage de ce type d’approche historique est de faire prendre conscience à l’étudiant de la longue durée des changements sociaux et culturels, de la convergence de facteurs pour qu’il y ait réellement changement. Il a fallu plus d’une soixantaine d’années pour que les ouvriers obtiennent des avancées significatives dans leur vie (1889 : premières lois sociales limitant entre autres le travail des enfants). Plusieurs générations se sont succédé depuis le début de l’industrialisation sans connaitre de réelles améliorations.

Cela invite l’apprenant à une nécessaire décentration : « Je suis le maillon d’une chaine. Je ne peux pas tout mais j’ai un rôle à jouer, je dois comprendre ce qui m’entoure pour agir ». Dans un monde adolescent, centré sur soi et sur l’immédiateté, c’est reconsidérer l’intérêt du collectif et faire des projets pour la société de demain.
Sonder l’humain

Le jeu de rôle permet de se mettre dans la peau d’un seul individu et donc d’éprouver le même sentiment d’impuissance. Il permet une prise de recul. De prime abord, le sort de cet ouvrier ne ressemble pas du tout aux conditions de vie des apprenants. C’est l’avantage de l’histoire, on envisage les choses à froid. On étudie des mécanismes humains sans que nos émotions et nos idéologies ne soient trop interpelées. Certains étudiants, ayant vécu cette mise en situation, ont cherché à partir en Allemagne parce qu’ils avaient vu dans les documents que le pouvoir d’achat y était plus élevé. D’aucuns étaient prêts à prostituer leurs enfants, d’autres cherchaient à abaisser l’âge du travail des enfants ou étaient disposés à fournir les noms des ouvriers séditieux pour obtenir des avantages. Combien de réactions tellement humaines qui nous sont pourtant incompréhensibles ou inacceptables quand on n’a pas à les vivre !

Le jeu de rôle permet aussi aux étudiants de fixer de manière ludique des conditions de vie et au professeur de vérifier l’acquisition de certaines notions. À condition de trouver l’équilibre entre jouabilité et complexité du réel.
C’est pourquoi certains éléments sont à prendre en compte lorsqu’on choisit de construire un jeu de rôle :
– Partir du réel (la vraie vie des hommes d’autrefois) pour ancrer dans la mémoire des scènes inspirées de faits réels (acquisition de connaissances déclaratives). Trop souvent, les formateurs renoncent à la pertinence et à la véracité dès qu’ils conçoivent un jeu. Or, les élèves retiendront plus facilement des éléments concrets que des discours structurants élaborés à postériori.
– Reconstruire des problèmes vécus d’autrefois, pour faire surgir des zones de tension (par exemple, distinguer intérêt collectif et intérêt particulier). Tout le monde n’a pas les mêmes envies et les mêmes préoccupations. Dans cette mise en situation, les participants se sont contentés de résoudre leurs problèmes personnels et ne se sont pas attaqués aux éléments qui génèrent ces problèmes.
– Choisir les problèmes pour qu’ils fassent surgir les éléments à structurer (les connaissances). Ainsi, ce sont les apprenants qui structurent autour d’une question de synthèse : qu’est-ce qui empêche les ouvriers d’améliorer leur condition ?
– Laisser la place à la créativité et à la transgression. Ce sont deux attitudes essentielles de l’acteur social.

Connaissance de(s) cause(s)

Au final, il ne s’agit pas de contraindre l’apprenant à adopter des comportements citoyens – ce qui reviendrait à faire de l’éducation civique – mais bien de lui faire prendre conscience de réalités pour qu’il agisse en connaissance de cause, en fonction de ses valeurs et de ses croyances. L’important est d’installer un climat de confiance. Une étudiante, après avoir étudié les rapports Nord-Sud et le fonctionnement de l’industrie agroalimentaire, osait encore dire devant la classe : « Ben moi, j’aime bien ma façon de consommer et de vivre. J’ai envie de consommer comme je veux. » Et quand, en fin de séquence, l’une de ces heureuses réfractaires à l’embrigadement citoyen concluait : « En fait, nous sommes un peu les bourgeois du XIXe siècle. On est du bon côté de la barrière. C’est pour ça qu’on n’a pas envie de changer. En même temps, certains de ces bourgeois se sont bougés et ont été contre leurs intérêts personnels… », je me dis qu’elle venait de faire un lien important entre ses savoirs et ses savoir-être.