Petite exploration de la ligne frontière définie par des décrets balisant notre travail d’enseignants. Si en traçant une limite, on entend clarifier et préciser, chacun choisira pourtant ses zones d’ombre et de lumière autour de cette ligne…
Inspecteur et inspectrice ne manquent pas de le rappeler lors de chaque réunion des directions : relever les documents administratifs tels que journaux de classe et préparations fait partie de notre tâche. « C’est vers vous, directeurs, que je devrai me tourner si je rencontrais lors d’une visite un enseignant qui n’aurait pas ces documents en ordre… ». Où l’on sent comme une menace en cascade hiérarchique…
Derrière ce prescrit, quelle intention ? Probablement, placer un garde-fou : la classe ne sera pas improvisée totalement. L’enseignant devra au moins se pencher sur le programme, formuler un objectif, cadrer un peu son travail.
En salle des profs, autre son de cloche. « Facile ! C’est sur mon ordi, je copie/colle les objectifs et ça me prend 10 secondes ! » « Je ne m’y retrouve pas dans ces programmes, comment je fais pour faire coller ma leçon avec ça ? » « De toute façon, le manuel, il est agréé par la commission des manuels et logiciels, donc c’est en accord avec le programme, non ? D’ailleurs, dans le manuel que j’utilise, les références aux socles se trouvent dans le guide méthodologique. »
Des réflexions qui aident à prendre distance sur l’intérêt de la lecture des documents préparatoires pour une direction. Ce n’est pas parce qu’ils existent qu’ils ont fait l’objet d’un travail en profondeur.
Cette année, je n’ai pas relevé de journal de classe, ni de préparation. Sans faire de bruit, je me place volontairement de l’autre côté de la ligne du prescrit. Il y a, me semble-t-il, des démarches plus intéressantes.
Nathalie, en concertation, parle des difficultés éprouvées par les élèves lorsqu’elle veut leur faire effectuer des tracés de formes géométriques précis. Elle me présente des exercices comme « Trace un triangle équilatéral dont le périmètre mesure 15 cm ». Je formule l’hypothèse que ledit triangle, seul, n’a sans doute pas beaucoup de sens pour les enfants. Nous décidons d’explorer dans nos ressources respectives ce que nous pouvons trouver comme autre point de départ à une activité sur le sujet. Elle me montre le dessin d’un Tangram[1]Il s’agit d’un puzzle composé de 7 pièces géométriques (carré, triangles, parallélogramme), qui permet, au départ d’un carré, la création d’innombrables dessins. extrait d’un manuel, avec la consigne « Agrandis ce dessin deux fois », de manière à le reproduire sur un support cartonné et pouvoir l’utiliser par la suite. Nous partons de là, et imaginons une mise au travail avec quatre modèles différents, en deux versions (avec et sans quadrillage) : une partie du dessin à reproduire et sa bordure extérieure, deux formes reproduites à l’échelle sans la bordure extérieure du dessin, feuille blanche avec seulement la bordure extérieure, feuille vierge…
Nous fixons rendez-vous pour animer ensemble l’activité dans sa classe. Lors de la concertation suivante, nous ferons le point, exposerons nos observations, chercherons des prolongements que nous animerons à nouveau ensemble.
Je ne sais pas ce qu’elle a indiqué dans son journal de classe à ce propos et encore moins à propos des autres activités de la journée. Ce qui est certain, c’est que tous deux nous nous faisons part de notre plaisir à travailler de cette façon, à échanger nos hypothèses et questions, à imaginer des rebonds. Dynamique qui n’aurait probablement pas existé si j’étais parti de son journal de classe. Mais peut-être suis-je passé à côté d’un manque, car je n’ai pas fait le compte des activités en sciences ou en histoire qu’elle a menées cette année…
Je me place volontairement dans la zone d’ombre du prescrit, sans trop savoir comment j’assumerais ma part de responsabilité s’il y avait un manque dans son travail, que l’on pourrait relever par l’intermédiaire du journal de classe.
Par contre, ma confiance en son travail repose sur ce que j’ai pu partager de sa capacité à poser des questions, à formuler des hypothèses pertinentes par rapport à ce que se passe dans la classe, à imaginer des activités qui prennent ces hypothèses en compte et à évaluer les démarches mises en place.
Mais si je suis dans la zone d’ombre à certains moments, parfois, j’utilise le prescrit ! Nous préparons, entre directeurs de plusieurs secteurs, des épreuves de fin d’année communes pour les élèves de 2e année. Chaque sous-groupe prépare une partie du travail, qui est ensuite présentée aux collègues. Nous critiquons, approuvons, améliorons les questions proposées.
Cette année, le groupe qui a préparé l’épreuve de maths a imaginé une vérification exhaustive des tables d’addition, soustraction, multiplication et division. Pas moins de 70 opérations toutes sorties du même moule pour ce seul point du programme ! Nous sommes plusieurs à réagir : en faut-il autant ? Ne peut-on imaginer des variations et un habillage de ces opérations brutes ? Les auteurs résistent, argumentent : ce sont les objectifs principaux du programme, ce sont des maths… L’échange continue : faire des maths, ce n’est pas faire des colonnes d’opérations, c’est utiliser des outils intellectuels, un langage qui permettent de représenter ou de se débrouiller dans des situations réelles. Le débat s’enlise, chacun de son côté de la tranchée.
Je me rends compte que si les choses en restent là, je ne validerai pas et n’utiliserai pas cette épreuve telle quelle. Ce qui porte un sérieux coup à ce travail collectif et à son intérêt.
Dans le rapport de force qui s’installe, une collègue argumente : « Tout au long de l’année, j’essaye de faire évoluer les pratiques des enseignants en leur demandant de faire autre chose que des colonnes de calculs. Si à l’épreuve de fin d’année, c’est ce qui est proposé, cela renforcera leur résistance et me déforcera ! » Je surenchéris, en utilisant un argument… décrétal ! Il est en effet prévu que priorité doit être accordée, dans le domaine mathématique, aux situations-problèmes. Nos épreuves ne peuvent faire fi de ce prescrit ; elles se doivent d’être en accord avec les compétences à certifier. Cette fois, c’est moi qui ai allumé le projecteur sur la ligne, le bord du cadre…
Notes de bas de page
↑1 | Il s’agit d’un puzzle composé de 7 pièces géométriques (carré, triangles, parallélogramme), qui permet, au départ d’un carré, la création d’innombrables dessins. |
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