N’ayant pas imaginé le moindre mécanisme pour articuler les forces en présence, je me suis laissée prendre au piège : le face à face était inévitable. Comme si je persistais dans une ancienne illusion de relations magiquement harmonieuses.
L’urgence c’était donc de créer un vide, un espace entre les élèves et moi pour ne pas être dévorée. La seule chose que je suis alors capable d’affirmer c’est : ils n’auront pas ma peau ! Je vais fabriquer des barrières de protection, inventer des détours et compliquer les circuits. Le face à face exclut les échanges : on est dans une logique de la décoration ou de l’assimilation. Le seul moyen d’échapper à cette logique est de créer les institutions et d’introduire les médiations (&) qui vont faire “ tourner ” la classe.
Le Conseil
D’abord le Conseil, qui aura lieu régulièrement (environ ½ h tous les quinze jours) et le cahier de Conseil.
Le Conseil, dans cette classe, a une fonction vitale pour le groupe : il ouvre un espace où dire la violence et la souffrance, moment pour épurer, retraiter, éliminer ce qui a été vécu. Je n’ai jamais parlé en particulier à tel ou tel pour lui reprocher son comportement comme aiment tant le faire certains collègues quand ils prennent un élève “ entre quatre z’yeux ”. La critique qu’une classe peut faire à un élève tyrannique ou gênant me paraît beaucoup plus efficace : d’une part parce que celui qui est critiqué peut se défendre (le président lui garantit le droit de parler), mais surtout parce que peut se faire l’affirmation d’une loi commune. La loi que la classe énonce, au cours du 2e Conseil, fait violence à Abdel parce qu’elle l’oblige à reconnaître le désir des autres, c’est-à-dire à se socialiser.
Le Conseil est aussi un lieu d’apprentissage : conduire une réunion ne s’improvise pas, encore moins un Conseil. C’est pourquoi je garde assez longtemps la présidence. Les maîtres-mots, le rituel permettent de savoir de quoi on parle et font que le conseil remplira ses différentes fonctions. Apprentissage technique indispensable mais aussi travail des rôles et de remaniement des identifications : comment se déprendre de ses fascinations ? Comment échapper à un rapport de domination ? L’élève qui veut singer le maître est vite rappelé à l’ordre de son nom, et ce, jusqu’à ce qu’il abandonne les signes de son allégeance. A vouloir être comme le maître au lieu de s’approprier sa technique ou son savoir-faire, Laurent se ridiculise et se fait critiquer. (cf les différentes identifications p 184-189 VPI.) Six élèves se sont essayés à la présidence : Christine, Laurent, Nathalie, Martin, Dérya, Hassiba. Seule cette dernière a réussi à suivre clairement l’ordre du jour qu’elle avait fixé avec la classe.
Enfin le Conseil permet des décisions communes, un projet coopératif. Si rien ne se fait ensemble, inutile de faire un Conseil. C’est là que la (e 3 décide et organise la réalisation de son journal : qui fait photocopier les articles, quel jour on les écrit, qui les tape à la machine, qui propose une couverture, quel sera le titre, etc… c’est au cours d’un Conseil que Corinne, responsable Journal, présente le premier exemplaire terminé.
Une production coopérative
Fabriquer quelque chose ensemble et s’organiser pour aboutir à un résultat c’est peut-être retrouver l’envie d’apprendre. A l’élève-bande-magnétique qui doit enregistrer pour ensuite restituer, il s’agit de substituer l’élève qui travaille et produit avec d’autres. Le jour de la rédaction des articles, chacun s’est inscrit sur l’affiche “ sommaire du journal ”, même si la participation de certains a été réduite, ils sont même montés en classe en avance, après la récréation !
Jean-Claude et Abdel ont apporté une proposition de couverture, et le dessin de Jean-Claude, un boxeur noir sur un ring, a été choisi dans l’enthousiasme. “ Dans un pays riche, il n’y a ni grand boxeur, ni grand rocker ” constate un sociologue. La classe a choisi ce qui lui ressemble et qui la rassemble. Je tiens d’ailleurs tant à cette fonction de rassemblement du journal que je conserve longtemps la chemise des textes et des articles. Après l’effrayante dispersion du début d’année, j’ai peur que nos premières traces écrites ne soient perdues.
Les responsabilités
Par ce biais, il s’agit encore de me protéger, tout en partageant réellement des pouvoirs. Je ne suis pas responsable de tout, chacun peut prendre en charge un domaine particulier : affichage, état des lieux, livres et dictionnaires, matériel, tableau, correspondance, sorties, journal, trésorerie etc… Il serait en fait beaucoup plus simple de tout faire moi-même. Mais je recevrais aussi toutes les critiques et l’agressivité que déclencherait un pouvoir aussi écrasant. Pour les élèves, il m’a toujours semblé que la responsabilité fonctionnait comme “ embrayeur ”, c’est-à-dire ce à partir de quoi la parole peut advenir. Se risquer, faire des erreurs et se faire critiquer, rendre des comptes, dissocier sa personne de la responsabilité est ce qu’il y a de plus formateur. Mais il faut reconnaître que la notion de responsabilité n’a pas cours dans le secondaire, chez les élèves comme chez les professeurs. Lorsque les responsables correspondance ont voulu négocier les photos de classe avec les professeurs du club-photo, elles ont été en butte à une ironie insupportable : les deux collègues n’envisageaient apparemment pas de discuter et de décider avec les élèves. Ils voulaient traiter avec moi, et j’ai dû les renvoyer plusieurs fois aux élèves concernées. Des décennies de fonctionnement hiérarchique ont fait de l’école un lieu infantilisant et anti-éducatif. Comment des adultes, eux-mêmes dépossédés de toute responsabilité dans le fonctionnement de leur établissement, pourraient-ils permettre à leurs élèves d’exercer des responsabilités réelles ?
Ce que j’ai introduit dans la classe, il semble finalement que les élèves s’en soient emparés. Ils ont investis les institutions, m’obligeant même à les respecter. Le jour où j’ai voulu faire décider le titre du journal, pendant un cours, ils ont refusé par un NON unanime et amusé chacun des titres de la liste qu’ils avaient faite. Ce NON, dit cette fois avec le sourire, était sans doute une manière de me rappeler à l’ordre : les décisions se prennent en Conseil – Et le titre a été choisi effectivement au Conseil suivant.
Si les médiations sont des biais “ à propos ” de quoi se parler, et travailler ses identifications, l’institution fonctionne comme un moyen de structurer la classe, c’est-à-dire de distinguer des lieux, des temps, des rôles. Peut-être n’est-ce que dans un milieu structuré que chaque individu peut lui-même se construire, c’est-à-dire faire l’apprentissage de la différence.
Log-book. – Je me faisais une fête de ce premier pain qui dormirait de la terre de Speranza, de mon four, de mes mains. Ce sera pour plus tard. Plus tard… Que de promesses dans ces deux simples mots ! Ce qui m’est apparu tout à coup avec une évidence impérieuse, c’est la nécessité de lutter contre le temps, c’est-à-dire d’emprisonner le temps. Dans la mesure où je vis au jour le jour, je me laisse aller, le temps me glisse entre les doigts, je perds mon temps, je me perds. Au fond tout le problème dans cette île pourrait se traduire en terme de temps, et ce n’est pas un hasard si -partant du plus bas- j’ai commencé par vivre ici comme hors du temps. En restaurant mon calendrier, j’ai repris possession de moi-même. Il faut faire davantage désormais. Rien de cette première récolte de blé et d’orge ne doit s’engloutir dans le présent. Elle doit toute entière être comme un ressort tourné vers l’avenir. J’en ferai donc deux parts : la première sera semée dès demain, la seconde constituera une réserve de sécurité – car il faut envisager que la promesse du grain enterré ne soit pas tenue.
J’obéirai désormais à la règle suivante : toute production est création, et donc bonne. Toute consommation est destruction, et donc mauvaise. En vérité ma situation ici est assez semblable à celle de mes compatriotes qui débarquent chaque jour par navires entiers sur les côtes du Nouveau Monde. Eux aussi doivent se plier à une morale de l’accumulation. Pour eux aussi perdre son temps est un crime, thésauriser du temps est la vertu cardinale. Thésauriser ! Voici qu’à nouveau la misère et la solitude m’est rappelée ! Pour moi semer est bien, récolter est bien. Mais le mal commence lorsque je mouds le grain et cuis la pâte, car alors je travaille pour moi seul. Le colon américain peut sans remords poursuivre jusqu’à son terme le processus de panification, car il vendra son pain, et l’argent qu’il entassera dans son coffre sera du temps et du travail thésaurisés. Quant à moi, hélas, ma misérable solitude me prive des bienfaits de l’argent don je ne manque pourtant pas !
Je mesure aujourd’hui la folie et la méchanceté de ceux qui calomnient cette institution divine : l’argent ! L’argent spiritualise tout ce qu’il touche en lui apportant une dimension à la fois
rationnelle -mesurable- et universelle- puisqu’un bien monnayé devient virtuellement accessible à tous les hommes. La vénalité est une vertu cardinale. L’homme vénal sait faire taire ses instincts meurtriers et associaux – sentiment de l’honneur, amour-propre, patriotisme, ambition politique, fanatisme religieux, racisme – pour ne laisser parler que sa propension à la coopération, son goût des échanges fructueux, son sens de la solidarité humaine. Il faut prendre à la lettre l’expression l’âge d’or, et je vois bien que
l’humanité y parviendrait vite si elle n’était menée que par des hommes vénaux. Malheureusement ce sont presque toujours des hommes désintéressés qui font l’histoire, et alors le feu détruit tout, le sang coule à flots.
Michel TOURNIER, Vendredi ou les limbes du Pacifique Gallimard Folio PP.60-62
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