Je suis bien dans mon château

Rhimou ACHEBAR et Mohammed CHAREI ont choisi de mettre leur fils Ayoub dans une école de haut niveau. Une histoire particulière préside à ce choix.

Rhimou ACHEBAR : Nous voulions avant tout une école à son niveau à lui. Dans sa première école, quand il avait fini le travail, il se levait pour aller aider les autres. Et il se faisait punir. On avait demandé s’il n’y avait pas moyen de lui donner du travail en plus. Mais, dans le règlement de l’école, ils devaient faire tous la même chose. Ayoub était un peu perdu, il s’ennuyait. Déjà en 3e maternelle, le professeur nous avait demandé s’ils pouvaient le faire monter d’une classe. J’avais refusé, je préférais qu’il reste avec ses amis de son âge.

C’est comme ça qu’on s’est renseigné sur d’autres écoles. Nous avons été plus loin qu’avec nos deux ainés pour forcer quelques portes. Il est inscrit à X, une école forte de Bruxelles, depuis sa 2e primaire. Il faut dire que nous avons eu de bons résultats. Il est bien dans le niveau de l’école.

Le droit à l’instruction

Mohammed CHAREI : Sous-jacentes à votre interview, je sens des questions d’intégration, un accent sur des différences d’ethnies ou de nationalités. Que ce soit pour une réussite ou une défaite, le mot intégration ne me plait pas, il est assez criard. S’intégrer à quoi ? De quoi ? Pourquoi ? Quand je suis venu ici, j’avais 6/7 ans, mon fils est né ici, il ne sait même pas pourquoi on lui pose ce genre de question. Ce mot veut dire qu’on nous catalogue, que l’on vienne de Molenbeek ou d’ailleurs. S’il y a une erreur dans cette inscription, est-ce qu’elle vient de notre côté parce que nous nous serions trompés de quartier, ou de l’école qui nous a acceptés.

Ma femme vient de Berchem-Ste-Agathe, mais je suis un Molenbeekois pur et dur. Votre interview, c’est comme si on attaque Molenbeek, comme si on m’attaque directement. Molenbeek, on la voit comme quelque chose de maléfique, de sale, de mauvais, où il ne se passe que de mauvaises choses. J’ai travaillé à la STIB, à l’intervention, pendant 17 ans. Quand une personne commettait un délit, il n’était pas question de se demander s’il était marocain, polonais, belge ou espagnol. Un délit, c’est un délit. Point.

Pour l’école, nous avions aussi été voir dans deux autres écoles réputées difficiles… Mais c’est l’école X qui nous a recontactés les premiers. Là, il y avait l’instruction, l’éducation et surtout l’apprentissage à la vie. Ils ont appelé Ayoub, ils l’ont vu, il a passé un petit examen d’entrée et il a été accepté dans la semaine. Mais pour ça, nous avons quand même attendu une bonne année et ils ont pris des renseignements en téléphonant au directeur de son ancienne école.

Dans les deux autres écoles où nous avons essayé d’inscrire Ayoub, c’est plus le dessus du gâteau : ça vous coute autant, vous devez faire autant, vous devez être comme cela et pas autrement. Quand je suis allé dans la première, on m’a demandé : « Que faites-vous dans la vie ? » « Je suis agent à la STIB. » « Ah oui. » Ce « Ah oui », il vous explique tout. « Monsieur, vous savez qu’ici vous devez porter l’uniforme. » « Mais il n’y a pas de problème, si je suis venu vous voir, c’est que je suis capable de les allonger. Je demande l’instruction pour mon fils. Regardez son bulletin. » Dans la seconde école, j’ai aussi été reçu très gentiment, très poliment, et on nous a dit : « Vous savez qu’ici, c’est quand même une école de hautes études. » J’ai répondu : « J’y consens, voici son bulletin, voilà ce qu’on dit de lui au PMS. » « Oui, on voit, on vous recontactera. »

À X, il ne donne pas d’importance à ce que vous êtes, mais à ce que vous pouvez faire. Ils disent : « Que tu sois kurde, espagnol, ou algérien, cela n’a pas d’importance pour nous. Ce qui compte, c’est : es-tu capable d’obtenir 75 % à la fin de l’année ? » Quand il y quelque chose qui ne va pas, c’est le téléphone ou l’e-mail. Dans cette école, les parents participent à 50 % et l’école à 70 %. Nous, on peut regarder et contrôler de temps en temps, mais eux doivent diriger, juger et aiguiller. Et de temps en temps, ils nous disent : « Voilà ce qu’il a fait et là, c’est à vous d’intervenir. »

Notre cercle familial est aussi très large, nous acceptons tous ceux qui ne nous font pas de mal. Nous avons des amis de confession judaïque, des musulmans, des chrétiens, des blancs… Nous n’avons jamais dit à nos enfants : « Il y a une séparation entre vous et eux. » C’est ça que nous aimons dans cette école : il y a 85 nationalités, mais il n’y a personne qui regarde derrière pour voir de quelle nationalité vous êtes. Ils font évoluer tous les élèves dans l’acceptation de chacun. Mon fils le dira beaucoup mieux que moi, puisqu’il le vit.

De l’autre côté

Ayoub CHAREI : Au départ je ne comprenais pas pourquoi je devais changer d’école, j’étais encore enfant, je voulais rester avec mes amis. Je n’étais donc pas très heureux au début. Puis, j’ai remarqué que c’était une bonne école et je me suis fait des amis comme avant. Il y avait une très bonne ambiance de classe, de bons professeurs et je ne m’ennuyais pas comme dans ma première école. Il y avait toujours quelque chose à faire, une petite activité sur le côté quand on avait fini. Il n’y avait pas de temps mort.

Franchement, maintenant aussi ça se passe bien. Ça n’a pas changé au fur et à mesure des années, c’est resté la même chose. Les profs sont toujours aussi cordiaux, l’entente en classe avec les élèves, c’est pareil. Pas de différence entre les élèves. J’ai toujours senti qu’on ne faisait pas de différence entre les ethnies, ils nous mettent tous dans le même lot. Mais il faut de la volonté pour y arriver. Certains abandonnent, le niveau est trop difficile, ils choisissent la facilité et changent d’école.

Rhimou ACHEBAR : Il n’a jamais voulu changer d’école. Quand il était petit, il disait qu’il était bien dans son « château ». Mais il faut savoir assumer un tel choix. Les déplacements, 1 h à l’aller et 1 h au retour, se lever le matin à 6 h, se remettre au travail quand on revient à 5 h, avoir peu de temps de loisirs.

Mohammed CHAREI : Il suffit souvent de vouloir pour y parvenir. Ça ne sert à rien de vouloir aller plus loin si on se met nous-mêmes des murs transparents devant nous, en se contentant de regarder ce qu’il y a de l’autre côté. Malheureusement, certains de mes compatriotes sont désarmés et démoralisés par ce qu’on dit d’eux. Ils restent à terre. Ils disent : « J’ai un droit, j’en profite. Je ne vois pas pourquoi je vais me battre alors que je serai au chômage demain. Moi je suis chômeur aujourd’hui déjà, je devance l’État. »

Nos parents étaient illettrés. Avec eux, on pouvait faire plus ou moins ce qu’on voulait. Et l’école, elle, voyait en nous la main d’œuvre future. À la fin de la 6e, tout ce qu’ils ont su faire, c’est nous mettre en professionnelle, avec une lime à la main et un chalumeau. On devait apprendre à faire le travail de nos pères. Avec notre mauvaise expérience de ce laisser-aller, nous sommes un certain nombre à dire : « Nous, nous voulons taper dedans. » Nous disons à nos enfants : « Sans aucun papier, vous n’arriverez à rien, vous allez rester derrière la ligne. » On veut leur donner de la puissance pour qu’ils aillent plus loin et que leurs enfants aillent encore plus loin. Même si on sait qu’ils vont devoir prouver plus que les autres, alors qu’ils ont le même niveau qu’un Américain ou un Belge.

Les bonnes places

Rhimou ACHEBAR : Quand je le déposais encore à l’école et que je rencontrais une maman qui était Ministre, je me disais : « Voilà, mon fils est dans une superbe école, il est avec des fils d’ambassadeurs, il est capable d’arriver. Mon fils ne doit pas s’intégrer, il doit être avec eux, comme eux, c’est sa place. »

Mohammed CHAREI : Cela reste une fameuse bataille pour occuper les bonnes places. Dans l’école de Sihem, notre fille, un professeur nous avait dit : « Vous devriez changer votre fille d’école. Elle va rentrer dans le mur ici. » Elle était en 2e secondaire et on prédisait qu’elle ne suivrait pas. On nous a indiqué (je vais être désagréable) des écoles à Anneessens… des écoles pour aller vraiment dans le mur. J’ai menacé de porter plainte. J’étais assez virulent, je l’avoue. On vous dit : « Vous savez, dans telle ou telle école, il y a pas mal d’étrangers. » Juste de quoi donner envie de prendre une matraque ! Dans le bureau, il n’y avait pas de matraque et le directeur nous souriait de ses dents blanches… De toute façon, la violence physique n’est pas dans mes habitudes. J’ai préféré le menacer avec des armes légales. Par la suite, j’ai parié une bouteille de champagne, avec le directeur, que ma fille resterait jusqu’à la 6e dans son école. Il me doit toujours cette bouteille !

Rhimou ACHEBAR : Quand on l’a changé d’école, les mamans que je rencontrais me demandaient : « Pourquoi tu as fait ça, comment tu as fait pour le faire entrer dans cette école, est-ce que quelqu’un t’a aidée ? » Même ses anciens professeurs me demandaient s’il était bien, s’il était capable.

Mohammed CHAREI : Il faut s’investir, s’engager, mettre de la puissance dans ce que nous faisons. Sinon, nous resterons toujours des zinnekes de la société, ni d’ici, ni du Maroc. Nos parents se sont investis dans la construction du pays, mais notre génération a été dénigrée, sacrifiée. Je le vois bien au travail : la STIB tolère que nous passions les examens pour monter de niveau ; ensuite, ils veulent bien nous donner la prime, mais pas le grade, parce que nous n’avons pas de diplôme. Nos enfants ne doivent pas subir le même sort. Certains jeunes s’enferment dans la haine, ils se sentent soumis au racisme. Nous, parents, en utilisant le mot racisme, nous pouvons entamer un processus de repli et monter nos enfants contre ceux qui pourraient être leurs amis.

On ne vous pardonne pas facilement d’être quelqu’un qui « sort ». Même chez nous, il ne vous le pardonne pas, parce que vous avez ouvert une porte entrebâillée, vous êtes rentrés, vous avez pris tout votre droit et, de là-bas derrière, il vous regarde au loin.

Rhimou ACHEBAR : Notre fille a fait le droit, notre fils architecture et Ayoub fera l’économie, mais plus haut. On a réussi quelque chose. On a commencé à réussir… C’est une fierté pour nous en tant que parents, un vrai plaisir. Mais ce n’est pas seulement pour nos enfants, nous le souhaitons aussi aux autres enfants. Je dis à tout le monde : « N’hésitez pas à avancer. Il faut motiver les enfants pour qu’ils n’aient pas peur des obstacles. »