Chaque année, début juin, toute l’école « tourne ». Chaque enfant va passer une journée (un lundi) dans sa future classe, avec ses futurs condisciples et son futur titulaire.
Ainsi, les enfants de 3e maternelle passent une journée en 1e primaire avec les enfants qui seront en 2e et qui, eux, restent dans la même classe avec leur titulaire. En une journée, ceux qui étaient les petits deviennent tout à coup les grands, mais l’inverse est tout aussi vrai ! Cela commence à la première maternelle. Mieux, les enfants qui arriveront en septembre dans l’école sont aussi invités à passer cette journée avec nous. Donc toute l’école tourne comme un moulin et les grands de 6e primaire sont ainsi éjectés de l’école. Ils passeront la journée en vélo avec moi. Nous ferons une promenade d’une quarantaine de kilomètres.
Le vendredi de la semaine précédant la journée moulin, les enfants reçoivent un papier précisant chez qui ils iront l’an prochain ainsi que la liste des achats pour la rentrée de septembre dans leur nouvelle classe.
Tout ça se prépare. Nous avons quatre classes maternelles multiâges, (on les appelle aussi « verticales »). Au degré inférieur (1re et 2e année), il y a trois classes. Il faut donc mélanger les enfants issus de quatre groupes différents et construire trois nouveaux groupes. Mais sur quels principes ? Nous avons défini quatre étages et chaque titulaire classe (tant bien que mal, ce n’est pas toujours clair, mais on en parle beaucoup en concertation) ses enfants en fonction de ces étages : les enfants moteurs, locomotives ; les enfants fourgons, plus lents ; les enfants en difficulté d’apprentissage ; les enfants en difficulté de comportement. Il y a des enfants inclassables. De plus, chaque titulaire qui a eu les enfants au moins trois ans en maternelle, signale les paires ou triplettes de « plantes compagnes » ainsi que les paires de « plantes ennemies », essayant ainsi de préserver les dynamiques positives entre enfants.
Avec vingt-quatre enfants qui sortent de 3e maternelle, il faut faire trois groupes de huit enfants. Ces groupes doivent être hétérogènes, mais en parallèle. Nous faisons très attention d’équilibrer ces trois groupes pour éviter toute « lignée » forte. Nos discussions sont longues, argumentées, nous trions, écrivons, gommons, barrons des noms d’enfants pour finalement arriver à un compromis entre toutes ces contraintes. Si possible, on essaye d’équilibrer garçons-filles. Une fois que nous sommes tous satisfaits des équilibres ainsi obtenus, nous laissons dormir une semaine et puis, solennellement, la semaine suivante, à la concertation, je tire au sort pour savoir quel groupe ira chez quel titulaire. Nous donnons ainsi priorité au groupe d’enfants, à son équilibre interne plutôt que de définir chez qui ce serait mieux qu’ils aillent l’an prochain. À chaque titulaire de première de s’adapter au groupe qu’il reçoit. Cela supprime aussi toute tentative de pression des parents pour que leur enfant aille chez une telle ou un tel. C’est de toute façon le hasard qui décide. Si, après le tirage au sort, on constate que deux frères ou sœurs sont dans le même groupe, on inverse les groupes.
Toutes ces précautions n’empêchent pas les déceptions ou surprises. Ainsi, avec Rémy. Il est arrivé après Pâques en 1e primaire dans notre école suite à un changement de travail donc d’horaire et notre école est plus proche de leur domicile. Sachant à peine écrire son nom, former les lettres, écrivant tous les mots collés les uns aux autres. Il était évident pour nous qu’il n’avait pas les bases suffisantes (peu importent les raisons) et, à notre avis, devait calmement recommencer son année. Donc, redoubler (Ouuuh le laid mot !). On en parle avec la maman, en essayant de la convaincre du bien fondé et qu’il faut profiter de ce changement d’école pour lui assurer de bonnes bases. D’autant plus qu’une classe-degré permet de multiplier les sollicitations différentes en fonction de l’évolution des enfants. La maman va réfléchir et en parler au papa. Le lendemain, elle nous dit timidement « Si vous croyez que c’est mieux pour lui ». Tout ça la semaine avant la journée moulin. Le vendredi, Isabelle, sa titulaire, distribue les papiers pour l’an prochain. Rémy éclate en sanglot.
Isabelle, au Conseil des profs du vendredi, partage son émotion. « Ça me fait vraiment mal de le voir comme cela. J’avais beau lui dire que c’est pour son bien, mais rien n’y faisait. Je me suis rendu compte que Rémy n’était pas prévenu. Si je l’avais su, je lui en aurais parlé, je l’aurais préparé. Mais dit comme ça, sans ménagement, ça a dû faire mal ! ».
Bernadette (titulaire de 5e) ajoute : « C’est vrai que l’annonce de cette journée est parfois difficile, surtout quand les décisions pour l’an prochain ne sont pas encore prises. Mais chaque fois que j’ai pu prévoir ces moments difficiles, j’ai chaque fois témoigné aux enfants de notre (je dis notre, car cette décision est prise en équipe) décision en leur rappelant qu’on n’était pas là pour leur faire plaisir, mais que notre métier, c’était de leur remplir leur valise pour les aider à se débrouiller seuls quand ils quitteraient l’école. C’est uniquement cela qui nous motive. »
L’image toute simple de la valise et des priorités de notre métier nous aidera de nombreuses fois pour trouver les mots délicats pour parler des difficultés. Beauté et simplicité des mots.
Mais puissance aussi.