Que fait-on dans un hôpital pour enfants ? On les soigne pour qu’ils guérissent ! Que fait-on dans une école pour enfants ? On enseigne pour qu’ils apprennent !
Dans l’école où je travaille, nous avons eu cette approche, il y a quelques années. Nous avons organisé des repas de tous les pays du monde et des petits déjeuners, sans jamais être satisfaits de l’influence que ces activités pouvaient avoir sur la réussite scolaire des enfants.
L’école est en discrimination positive et accueille aujourd’hui des enfants qui viennent d’Europe de l’Est, d’Amérique Latine, du Maghreb et de Belgique. L’absence d’une langue commune nous pose de nombreux problèmes de communication avec les parents. L’idée d’élaborer une cassette vidéo nous est venue à l’esprit, dans le but initial d’améliorer cette communication. Il a donc fallu se mettre d’accord sur ce qui allait être filmé. Ce sont les choix pédagogiques étroitement liés à l’apprentissage des enfants dans notre école que nous avons décidé de mettre en évidence sur cette cassette : comment apprend-t-on à lire, que fait-on en mathématique, pourquoi enseigne-t-on des sciences, comment apprend-t-on dans cette école, qu’est-ce que le droit à l’erreur, comment donner le plaisir d’apprendre, …
Pendant l’élaboration du film, alors que l’idée initiale était de laisser tourner cette cassette en boucle à l’entrée de l’école, nous avons perçu l’intérêt de discuter avec les parents de son contenu. Tous les parents de l’école ont donc reçu cette cassette en prêt et ont ensuite été invités à venir en débattre avec les enseignants, à plusieurs reprises. Vu le problème de langue cité plus haut, nous avons organisé la rencontre pour que les parents puissent agir et comprendre sans nécessairement passer par la parole.
Les parents sont venus, en petit nombre lors de la première rencontre, de plus en plus nombreux par la suite. Lors du dernier débat, qui abordait le sujet des mathématiques, plus de septante parents étaient présents, septante parents d’origines sociales et culturelles très différentes, dans une école en discrimination positive…. prêts à discuter des maths…
Invités par écrit mais aussi oralement par chaque enseignant qui avait l’occasion de rencontrer un parent, ils sont donc venus, dans la salle de théâtre, prêts à essayer de mieux comprendre comment leurs enfants apprennent les mathématiques dans notre école. Après un très court rappel de l’historique de ces débats et du sujet du jour, nous avons réparti les parents dans quatre groupes pour qu’il y ait des parents d’enfants de tous les cycles dans chaque groupe.
Accompagné d’un enseignant animateur et d’un autre secrétaire, chaque groupe s’est installé dans une classe et s’est mis au travail. Il s’agissait de faire un maximum de tours différents avec quatre cubes de couleurs différentes. Chaque parent disposait de cubes, de crayons de couleurs et de feuilles de papier où représenter les différentes solutions qu’ils envisageaient.
Comme nous le faisons avec leurs enfants, ils ont dû travailler seuls pour essayer de réaliser cette tâche. Ensuite ils ont confronté leurs différentes solutions et tenté de répondre à la demande suivante : combien de tours différentes pouvez-vous construire et prouvez aux autres qu’il n’y en a pas plus ! Bien sûr, nous avons pris soin de regrouper les parents parlant la même langue et nous avons permis l’utilisation de cette langue. Ensuite, il a fallu communiquer au groupe les résultats, et cette fois, en français, ce qu’un parent de chaque groupe a été capable de faire.
Dans le groupe que j’animais, tous les parents se sont mis rapidement au travail et c’est, pressés par le temps, que nous avons mis en commun les conclusions de chacun. Pas de gêne particulière liée au foulard de l’une, au tatouage de l’autre ou au bébé dans sa poussette : tous se sont pris au jeu et ont cherché !
Vint ensuite le moment que nous attendions pour provoquer la rupture dans la tête des parents. Nous les avions invités pour discuter des maths ; nous leur avons donc demandés si ils pensaient avoir fait des maths. Dans mon groupe la réponse fut unanimement « NON » ! J’insiste alors pour qu’ils se demandent pourquoi nous leur aurions menti… Après quelques sourires et de plusieurs regards interrogateurs une maman prend la parole : Pour calculer le nombre total de tours, on doit faire 6+6+6+6, et ça, c’est des maths !
Le groupe approuve… Je les sens donc prêts à entendre que les maths, ce ne sont pas que des calculs, c’est aussi (et peut-être surtout) chercher une solution, la vérifier puis la prouver…
Nous leur avons ensuite demandé d’associer à de petits problèmes un des calculs que nous leur proposions. Une maman, analphabète, aidée pour lire par une autre enseignante, a découvert le sens du signe « + » : elle avait résolu un des problèmes additifs mais était incapable de choisir l’opération pour transcrire la solution.
Pour la majorité des parents présents dans mon groupe, ce fut une réelle découverte que de comprendre que les maths, c’est autre chose que des calculs. C’est d’ailleurs ce qu’ils ont désiré transmettre aux autres groupes lors de la clôture de la rencontre (Tous les groupes se retrouvent après 1H30 de travail dans la salle de théâtre avec une idée ou une question à communiquer aux autres).
En quoi la culture de chacun a-t-elle influencé son comportement lors de cette réunion sur les maths ? Certes, la langue est une barrière à la compréhension des maths mais les parents présents ont tous tenté de se débrouiller, l’un avec ce qu’il connaît du français, l’autre avec l’aide d’un ami ou d’un autre parent qui parle la même langue que lui et connaît mieux le français. En ce qui concerne les mathématiques, je ne constate aucune différence « culturelle » entre les parents. Qu’ils soient polonais, marocains, équatoriens ou belges, la majorité des parents des enfants de notre école ont rencontré des difficultés ou ont eu des facilités pour résoudre les défis que nous leur proposions, indépendamment de leur « culture ». Par contre, leur propre parcours scolaire influence fortement la perception qu’ils ont des mathématiques. Pour avoir travaillé dans une école à l’opposé d’une école en discrimination positive (dans une des communes les plus riches de Belgique…), je pense pouvoir écrire que c’est ce paramètre (le parcours scolaire individuel des parents) qui détermine principalement leur approche des mathématiques.
Cependant, dans notre école, peu de parents peuvent aider leurs enfants à la maison (pas de temps, pas d’argent, pas de compétences, pas de …). Et là, le fossé se creuse ! Parce que l’école n’a plus le temps de former correctement les enfants aux mathématiques. En effet, s’il faut leur apprendre à chercher, vérifier, prouver,… il faut aussi les entraîner à calculer. Et ce qui ne se fait pas à l’école ne se fera pas à la maison ! Je pourrais faire le même constat en français, mais ce n’est pas le propos de cet article. En réduisant d’abord le temps de présence des enfants à l’école, puis en réduisant le temps consacré aux apprentissages de bases, ce sont les enfants des milieux défavorisés qui ont été encore plus défavorisés !
Ces rencontres que nous organisons avec les parents de nos élèves m’ont ouvert les yeux sur l’écart qui existe entre ce que nous apprenons aux enfants et la perception qu’en ont leurs parents, mais aussi sur la volonté de ces mêmes parents à mieux comprendre pour mieux aider leurs enfants. Pourtant, sans formation scolaire suffisante et sans moyens financiers suffisants, il leur est bien souvent impossible de les aider valablement. C’est donc à l’école que revient ce rôle. Mais n’est-ce pas exactement le rôle de l’école ?