L’immersion linguistique renforce encore les inégalités scolaires

Bel argument marchand, l’enseignement par immersion n’est accessible qu’à une part infime des élèves. Ajouter l’obstacle linguistique aux inégalités existantes? Mauvaise idée!

Dans notre trilingue Belgique, la connaissance des langues des jeunes francophones ferait largement défaut. Ceux-ci n’atteindraient pas les socles de compétences requis en néerlandais, en allemand, voire en anglais. Les entreprises pointent régulièrement ces manquements qu’elles doivent alors pallier, les parents compensent à coups de stages et de cours particuliers et l’école tente vainement parfois de simplement trouver des professeurs de langues…

Le tableau peut paraître sombre – et l’est vraisemblablement – mais précisons d’emblée qu’il ne peut être qu’incomplet et intuitif. En effet, il n’existe à ce jour aucun état des lieux actualisé portant sur la connaissance des langues en Belgique francophone.

C’est donc sans aucune évaluation et sans «pilotage» que s’est inscrit progressivement ce qui semble devenir un enjeu important – voire un must pour certains parents – dans l’apprentissage des langues à côté de l’apprentissage «traditionnel»: l’immersion linguistique. On estime à environ une quarantaine le nombre d’écoles principalement fondamentales ayant lancé un programme d’immersion autorisé par décret depuis 1998. Le principe en est simple: dès l’école primaire, les enfants suivent leurs cours (maths, éveil, histoire…) dans une autre langue à un ratio de 50 à 70pc du programme scolaire Ce pourcentage s’inverse progressivement pour accorder plus d’importance dans les cours en langue maternelle vers la fin du parcours fondamental.

La visée de ce type d’apprentissage est de se rapprocher le plus possible de la réalité que peuvent connaître des enfants éduqués par des parents provenant de deux cultures et langues différentes. Pour dire simple, on n’apprend plus une langue, on apprend dans la langue.

Ce qui nous frappe dans le débat actuel et que nous voulons dénoncer se situe à trois niveaux.

Certains aspects pragmatiques n’ont pas été suffisamment pris en compte et nous avons l’impression que l’on joue aux apprentis sorciers. Le travail d’équipe est indispensable à la mise en place de l’école de la réussite (Décret de 1995) dans le fondamental. Comment assurer une bonne jonction pédagogique entre les enseignants de langue maternelle et ceux de la langue d’immersion? Comment envisager ce travail avec une équipe encore plus élargie, sans compter les problèmes liés à l’usage de deux langues? Quid du recrutement des locuteurs natifs et surtout de leur formation? Quid de la transition vers le secondaire?

La multiplication du nombre de langues ne risque-t-elle pas de rendre encore plus difficile la détection des troubles liés aux apprentissages (dyslexie,…)? En outre, il serait pertinent de s’intéresser au coût global de l’immersion ainsi qu’à l’origine des ressources mobilisées par les établissements concernés.

Ensuite, nous aimerions attirer l’attention sur l’aspect pédagogique lié à la conception actuelle de l’apprentissage. On sait aujourd’hui que les élèves construisent leur savoir grâce aux interactions entre un savoir «déjà là» (représentations initiales) et celui des autres (condisciples, enseignants, livres,…). Pour interagir avec les autres, il faut avoir une langue commune, plus ou moins maîtrisée.

On constate sur le terrain que les enfants dont la culture familiale est éloignée de la culture scolaire (enfants issus de l’immigration, primo-arrivants,…) déjà à cheval sur deux langues, éprouvent des surcharges cognitives se manifestant par des difficultés d’expression orale et écrite. Ajouter une troisième langue à ces enfants via l’immersion ne peut que nuire à la formation d’esprits critiques, chercheurs, prenant plaisir à comprendre leurs erreurs puisque tous ces aspects se construisent petit à petit, dans les échanges avec leurs pairs.

Nous voulons enfin dénoncer avec force l’instrumentalisation de ce nouveau concept. L’enseignement par immersion, relayé abondamment par la presse, apparaît pour les établissements scolaires comme un argument marchand supplémentaire en vue d’attirer un nouveau public scolaire et de se rendre concurrentiel par rapport à d’autres établissements. Cela n’a plus rien à voir avec l’apprentissage des langues, mais bien avec le positionnement de l’école dans son environnement socio-économico-culturel.

La réalité est malheureusement telle dans notre système éducatif que la réputation et l’offre marchande de l’école priment souvent sur tout autre projet de nature pédagogique. Nous ne pouvons que dénoncer cet écart croissant entre les intentions égalitaires de notre système scolaire et les inégalités entre établissements et entre élèves.
Après avoir exposé nos réticences à l’encontre d’un enseignement par immersion, nous posons la question de l’accessibilité à tous d’une connaissance en langues. Deux pistes peuvent contrebalancer la tendance élitiste actuelle. Nous préconisons la généralisation de l’apprentissage précoce des langues dès la maternelle. Cela nécessiterait évidemment une approche autre de la langue (essentiellement ludique, centrée sur la pratique orale,…) ainsi qu’une formation adéquate des maîtres de langues. Il faudrait également s’assurer de la maîtrise suffisante du français comme référentiel commun avant de s’y aventurer.

Parallèlement, nous sommes demandeurs d’une évaluation et de la poursuite, si elle s’avérait positive, de l’expérience «éveil aux langues» lancée en Communauté française en septembre 2003 à titre expérimental. Cette approche, réalisable par l’instituteur sans formation spécifique en langues, vise à familiariser l’enfant à différents matériaux linguistiques accessibles à tous et ne nécessite pas une infrastructure lourde.

Il serait paradoxal que la maîtrise des langues ne soit accessible qu’à une minorité et contribue à renforcer davantage les inégalités.