Pendant des siècles le christianisme a associé le plaisir sexuel au péché et prôné l’idéal de la chasteté dont Jésus était le modèle tandis que le Coran promettait aux croyants un paradis de délices charnels.
Vierges éternelles, beaux éphèbes, vins capiteux, orgasmes renouvelés. Les musulmans ont longtemps eu la réputation de ne pas souffrir de la culpabilité sexuelle si caractéristique de la morale judéo-chrétienne.
Aujourd’hui on assiste à un renversement de situation: ce sont les islamistes qui font figure de moralisateurs en fustigeant la dépravation des mœurs occidentales. Que s’est-il passé ?
Regards croisés
Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’entre les deux civilisations, les malentendus ont été nombreux et tout particulièrement en matière de morale sexuelle.
Les chrétiens chastes et monogames ne laissèrent pas d’être choqués par la vision des harems, l’institution de la polygamie, les nombreux mariages du Prophète Mohammed et plus encore par la promesse coranique d’un paradis sexué incompatible avec l’annonce d’un Royaume des Cieux où il n’y a «ni homme ni femme». De leur côté, les musulmans pour qui le mariage est un devoir, la moitié de la religion, critiquent le monachisme chrétien et le célibat des prêtres. À leurs yeux, les catholiques sont des refoulés voire des castrés. Au Moyen-âge déjà, les musulmans doutaient de la virilité des Croisés qui ne manifestaient aucune jalousie à l’égard des amitiés masculines de leur femme.[1]Lire à ce sujet Les croisades vues par les Arabes d’Amin Malouf.
Aujourd’hui, entre l’Occident laïque féministe et le monde musulman qui a conservé son code de la famille traditionnel, l’incompréhension est devenue totale sur la question du statut de la femme. Les Occidentaux considèrent le voile islamique comme un signe de soumission de la femme, tandis que les musulmans interprètent comme une marque d’irrespect envers la femme la libération des mœurs que revendiquent les Occidentaux: depuis le travail des femmes, la mixité des espaces publics jusqu’à l’exploitation sexuelle dans la publicité et la pornographie.
Les deux faces
Finalement, les musulmans sont-ils puritains ou libérés? Comment répondre simplement à cette question quand l’attitude de l’islam à l’égard de la sexualité est si ambivalente?
Théoriquement, le plaisir sexuel est extrêmement valorisé, considéré comme un avant-gout terrestre des joies paradisiaques pour aider le croyant à supporter les vicissitudes de la vie d’ici-bas. Contrairement au couple chrétien dont la sexualité est subordonnée à la procréation, le mariage musulman est un rite qui rend légitime les relations sexuelles. La jouissance sexuelle est une fin en soi dans le couple. L’épanouissement sexuel du croyant est donc une valeur importante en Islam [2]Lire La sexualité en Islam de Bouhdiba.. La shari’a ou loi islamique a tout prévu pour éviter la frustration sexuelle du croyant: la polygamie (le droit d’avoir quatre femmes légitimes), le concubinage (le droit aux relations sexuelles avec un nombre illimité de servantes ou esclaves), la répudiation (divorce unilatéral et expéditif) et si tout cela ne suffisait pas, le croyant pourra toujours se rattraper au paradis en compagnie des houris et des éphèbes.
Comment se fait-il qu’avec un tel programme, les enquêtes sociologiques révèlent une profonde misère sexuelle dans le monde musulman, un état de frustration effrayant exploité sans vergogne par certains leaders idéologiques (n’a-t-on pas promis 74 houris ou vierges éternelles aux kamikazes islamistes?).[3]Lire Au-delà de toute pudeur de Soumaya Naamane Guessous. L’épanouissement sexuel prôné par l’islam atteint ses limites parce qu’il concerne uniquement les hommes. Comme dans toutes les sociétés patriarcales, la sexualité des femmes est sévèrement contrôlée et le plaisir féminin est frappé de suspicion, associé à la fornication et à l’adultère. Or, il n’y a de véritable épanouissement sexuel qu’à deux. Là où les femmes sont brimées, enfermées, les hommes sont également frustrés et refoulés, condamnés à vivre dans un monde sans femmes ou à trouver dans leur lit des compagnes froides et éteintes.
Voilà la première contradiction de la morale sexuelle musulmane: elle exalte le désir masculin, l’encourage à la conquête (donnant en exemple le Prophète et ses douze femmes) mais frustre l’homme de la présence féminine en imposant la ségrégation des sexes. Cette contradiction entretient l’agressivité à l’égard des femmes coupables d’aviver des désirs inassouvis.
Ritualisation
L’autre contradiction de l’islam à l’égard de la sexualité tient à sa sacralisation. Si le plaisir sexuel est don divin d’un avant-gout du paradis, il devient une affaire éminemment religieuse. L’homme ne peut en jouir que dans le cadre prescrit par Dieu (le mariage). En dehors de ce cadre, il devient source de péché. Fornication, adultère et homosexualité sont des péchés capitaux passibles de peines très lourdes. La morale sexuelle est donc sévère et restrictive.
Même dans le cadre du mariage, l’expression spontanée du désir sexuel est limitée par une extrême ritualisation. Pas de rapports sexuels dans les temps et les lieux religieux (pèlerinage, ramadan, fêtes religieuses, pièces qui servent de lieux de prière). Pas de rapports sexuels pendant les périodes menstruelles. Formules coraniques à prononcer avant, pendant et après les rapports. Ablutions complètes obligatoires après tout rapport sexuel, éjaculation ou pertes menstruelles.
Cette ritualisation fait de la sexualité une préoccupation centrale de l’éducation musulmane. La sexualité des individus n’est pas une affaire privée, intime mais concerne toute la communauté des croyants. Il n’y a pas de droit au «jardin secret». La pudeur musulmane concerne la nudité corporelle mais pas les comportements. Cacher c’est pécher. La ritualisation de la vie sexuelle oblige le croyant à partager son intimité avec le groupe. Par exemle, la musulmane qui mange pendant le ramadan «avoue» publiquement qu’elle a ses règles. Le couple qui occupe la salle de bain en pleine nuit pour procéder à des ablutions complètes annonce au reste de la famille qu’il vient d’avoir un rapport sexuel. Ce manque d’intimité a déjà commencé durant la nuit de noces quand toute la famille attendait derrière la porte des preuves tangibles de la virginité de la jeune mariée et de la virilité du mari.
Un travail à opérer
La nécessité des ablutions révèle une autre ambivalence de la morale sexuelle musulmane: le plaisir sexuel est sacré et pourtant il entraine un état d’impureté majeur. La puberté représente une sorte de traumatisme, une perte de l’innocence enfantine. La première pollution du garçon, les premières règles de la fille, en font des êtres frappés par l’impureté et les obligent dorénavant à la pratique des ablutions complètes pour avoir accès au sacré. L’éducation sexuelle musulmane entretient donc à l’égard du sexe, non pas une culpabilité à la façon chrétienne, mais plutôt un dégout qui contredit sa valorisation. Même la pratique de la circoncision masculine (parfois féminine dans certains pays) qui est appelée tahhâra ou purification induit qu’une certaine partie de l’appareil génital est impure. [4]Lire Histoire de la circoncision de Malek Chebel.
Aujourd’hui, l’acculturation aux valeurs occidentales met en lumière toutes ces contradictions qui sont vécues par la nouvelle génération comme insupportables. La libération sexuelle est possible dans le contexte de la foi musulmane mais tout va dépendre de la lecture qui sera faite des textes sacrés.