Le chat botté n’ira plus danser

J’ai 16 ans en 1974. Je vis mes années d’insouciance. L’époque yéyé a laissé la place au disco. Mais chez moi, on est plutôt branché « classique » !

Je n’aime pas l’étiquette, mais je l’assume. Je suis une jeune fille de « bonne famille ». J’en ai les codes et je les applique. La semaine, j’étudie, comme de bien entendu, dans un internat. Les weekends sont occupés par les activités de mon cercle social.

Et parmi ces activités, la danse joue un rôle extrêmement important. La danse de salon, bien sûr. Celle qui se danse à deux. La valse principalement. J’aime ces moments de tournoiement et d’apprentissage. Les reprises répétées des tempos et des pas. Encore et encore. Mais je progresse, j’excelle. Mes parents sont fiers de moi. Je m’applique. Je m’applique à être à l’heure à tous les cours, coiffée et équipée. En bonne élève que je suis. Mais cette gestion est lourde. Je dois jongler entre les trains et les horaires pour répondre présente à l’appel tous les vendredis soirs.

Un vendredi d’hiver, en février je pense, mes trains ont du retard et j’arrive au cours sans mes chaussures de valse. Je suis en bottes !

Petite

L’ironie est que je ne m’en étais même pas rendu compte. Le professeur de danse, Madame GILLIS, me fait la remarque. Arrogante dans la démarche et dans le regard, humiliante dans les mots, elle me toise de son mètre septante-cinq et avec ironie me renvoie chez moi : « Le chat pouvait être botté, une vraie danseuse de valse ne peut l’être. » Les élèves éclatent de rire. Je me sens blessée. J’essaie d’expliquer, d’argumenter, je quémande un peu d’indulgence.

Rien n’y fait. Madame GILLIS, dans le respect de son statut professionnel, garde sa position : « Petite, rentre chez toi, je ne veux rien entendre, la danse est aussi une école de rigueur et tu dois le comprendre. » Le « petite » n’a rien d’affectif ! Une école de rigueur ? Mais cela fait des années que je l’ai compris, que je respecte cette rigueur, en tachant de ne pas être en défaut !

En larmes, je rentre chez moi. Dans la bulle de mes 16 ans, je suis pour la première fois confrontée à l’incompréhension. N’y a-t-il pas de place à l’erreur, une fois, une seule ? Est-ce que rigueur se conjugue avec rigidité ?

Et si ? Et si Madame GILLIS m’avait posé une question, une seule : « Pourquoi ? ». Pourquoi avais-je oublié mes chaussures ? Et si elle m’avait écoutée ? Et si elle avait compris ? Et si, ensemble, on avait cherché et trouvé une solution : « On peut danser pieds nus ? » Mais sa rigueur obsessionnelle l’a transformée en tyran des parquets cirés.

Ma tristesse a laissé place à la colère. J’étais, je le dis sans prétention, sans doute la meilleure des valseuses de mon cours. Elle voulait me donner une leçon. Je vais lui renvoyer son manque de discernement : plus jamais je ne danserai la valse, plus jamais je ne suivrai de cours. Cette application frigide de la rigueur me dégoute, m’étouffe, m’enferme alors que je ne rêve que de tourner avec liberté. Mes parents explosent. Je tiens bon. Je possède la ténacité de l’adolescence.

Mars 2011, Madame GILLIS est décédée depuis plusieurs années. Je me suis remise à danser. Depuis peu.

Depuis cet hiver de 1974, j’ai appliqué avec « rigueur » la règle du « pourquoi ? ». Jamais je n’ai, dans ma vie personnelle ou professionnelle, sanctionné le non-respect d’une règle ou approuvé une décision non conforme à une ligne de conduite standard sans comprendre le « pourquoi » de l’acte. La rigueur est un cadre qui doit être souple. Ce professeur de mes 16 ans, par son attitude, m’avait donné une leçon de vie exemplaire. Pendant toutes les années qui ont suivi cet incident, je me suis appliquée à ne pas être une « Madame GILLIS ».

Fort petite

Et pourtant. La faiblesse peut nous surprendre. Depuis quelques temps, des soucis personnels profonds m’affectent. Ceux-ci transpercent sur ma vie professionnelle. Je ne suis plus en parfaite harmonie, à l’écoute. Un mercredi de mars 2011, Madame GILLIS va renaitre en moi.

Ma classe est infernale ce matin. J’affronte le chaos. Ou est-ce le chaos dans ma tête qui me fait manquer de discernement ? Quoi qu’il en soit j’explose, je hurle : « Mais, bon sang, vous connaissez quand même les règles de vie de la classe ? Quel manque de respect ! » Et sans réfléchir, je sanctionne globalement mes élèves. Je les humilie : « Vous manquez totalement de maturité, vous n’êtes pas dignes d’être dans cette section… »

J’applique la règle. Avec rigidité et sans discernement. Toute la classe est punie. Les « gentils » et les « méchants ». Tous dans le même bateau. Sans tri. Je sens la décision ridicule. Mais je m’en tiens à cette sanction. L’école n’est pas un lieu d’expression chaotique !

Les élèves qui avaient respecté les règles sont perdus. Ils veulent expliquer qu’ils n’ont pas chahuté. Ils veulent comprendre pourquoi, eux aussi, ils sont punis. Ils veulent que j’adoucisse la sanction. Ils la trouvent injuste. Ils pleurent. Pourquoi eux aussi ?

Pourquoi ? Parce qu’en chacun de nous, une Madame GILLIS sommeille. Parce qu’il est plus facile d’appliquer une règle que de l’interpréter, parce que le « pourquoi » suppose une écoute active. Parce que je n’étais pas en forme.

Quelques jours plus tard, je comprends des blessures chez mes élèves. Je ne peux pas refaire le passé, mais le passé m’a appris ce qu’on peut ressentir devant cette rigoureuse rigidité. Alors je m’en excuse, devant tous les enfants attentifs : « Je suis sincèrement désolée pour vous qui avez subi de façon injuste ma colère. Je sais que j’ai blessé certains d’entre vous. Je regrette. »