Raconter sa pratique, un petit morceau de vie de classe, en faire le récit par écrit, le lire avec d’autres enseignants, prendre du recul, pointer les problèmes, proposer des pistes alternatives, se revoir avec d’autres récits et recommencer…
Plaidoyer résolu pour cette pratique d’écriture professionnelle.
Dès qu’on parle de formation d’enseignants, c’est directement l’éternel lien théorie – pratique qui est affirmé. Dans ce sens-là d’ailleurs, ce qui est logique : aussi bien en début de formation avec les cours… théoriques ou en fin de formation, avec le TFE, on obtient souvent le même exposé de théories régurgitées suivi de pratiques dont on cherche vainement le lien avec ce qui précède.
Rapport aux savoirs pédagogiques
Et en formation d’enseignant, la logique déductive d’enseignement l’emporte encore le plus souvent. On continue encore et toujours à expliquer déductivement que l’apprentissage est inductif. On continue à exposer les théories avant de les faire pratiquer. La réforme Dupuis le démontre clairement en programmant les cours théoriques en auditoire en début de formation (ex. Sociologie de l’éducation, Aspects théoriques de la diversité culturelle, Psychologie du développement, etc.). Et quand le formateur a trop mauvaise conscience, il pratique un constructivisme à bon marché en faisant découvrir la théorie par les étudiants qui, en sous-groupes, préparent chacun un chapitre théorique à… exposer aux autres.
Il en résulte une coupure totale et quasi irrémédiable entre les théories pédagogiques et les pratiques pédagogiques, une méfiance viscérale voire un profond mépris des ” praticiens ” vis à vis de la ” théorie ” et des théoriciens réputés incapables de pratiquer dans une classe pour de vrai. Une stricte division du travail entre chercheurs et praticiens vient encore aggraver la situation.
Aucune profession ne connait une telle opposition entre le savoir constitué sur le métier et la pratique du métier. Ceux chargés de diffuser la connaissance sont aussi ceux qui utilisent le moins la connaissance à ce propos ! Ceux chargés de propager la culture écrite sont aussi ceux pour qui la culture orale l’emporte pour traiter de la manière de propager la culture écrite !
Résistance au travail théorique
Rien de plus solides donc que les représentations de l’enseignant moyen à propos de l’exercice de son métier. Tout dans son expérience de formation lui a démontré la vanité de la théorie, vaine et vaniteuse. Rien dans son expérience de formation ne lui a démontré l’intérêt et l’efficacité du travail méthodique sur et à partir de la pratique, de l’analyse méticuleuse du petit concret quotidien pour tenter de le théoriser.
Aussi, en formation continuée, expérience par nous souvent renouvelée à la CGé, quand on demande des récits pour travailler ce quotidien, ou bien on n’obtient rien, parce que les participants préfèrent raconter oralement, ou bien on obtient l’exposé de quelques idées générales. Il y a comme une espèce d’impossibilité, une résistance farouche à écrire, ce qui de l’ordre de la théorie, le récit d’un vécu concret, ce qui est de l’ordre de la pratique. Ce fameux lien pratique – théorie en pédagogie est finalement inimaginable, inconcevable, insoutenable.
Et ce qu’aujourd’hui j’accepte difficilement, ce refus d’écrire l’expérience, alors que le descriptif de formation en prévoyait explicitement la commande, je l’aurais certainement moi-même pratiqué farouchement avant d’avoir connu des expériences positives m’en démontrant l’intérêt et l’efficacité. Les formations qui m’ont le plus (trans)formé partageaient ce même travail minutieux de la pratique.
Pratiquer l’écriture professionnelle
La procédure est, au départ, extrêmement simple. Il suffit de se mettre à sa table de travail ou à son clavier et de raconter par écrit une expérience de classe récente et significative parce qu’extrêmement banale, ou révélatrice parce que particulière. Et de s’obliger à écrire le récit de telle manière qu’il puisse être compréhensible à la seule lecture. Dégagée de la relation, séparée de l’interlocuteur qui ne peut demander d’explications, la communication écrite possède seule cette exigence de la rigueur et de la précision qui exigent le recul réflexif.
Quand je raconte oralement une expérience vécue, je la revis et la fait revivre, fugace et passée. Quand je raconte par écrit une expérience vécue, je la rends présente et permanente, je la transforme en objet indépendant de moi et de ses autres protagonistes, je la transforme en objet d’analyse possible, je la mets à distance du vécu émotionnel, je rends la pratique théorisable. Et cela est déjà très formateur en soi. La pratique reprend sens dans l’écriture du récit. La distance prise dans l’écrit augmente l’intelligibilité du vécu et permet une meilleure maitrise de situations similaires.
Mais bien sûr, une communication même écrite suppose pour prendre vraiment du sens un ou des interlocuteurs. Il est difficile, peu motivant, d’écrire pour soi-même. On a besoin d’une stimulation, de contraintes avec des délais à respecter, voire de rappels, on a besoin d’autres à qui on raconte et qui vont nous lire. Et en se racontant à d’autres et par écrit, écrit qui reste, on se rend aussi terriblement vulnérable, ce qui explique sans doute en partie les résistances. D’autant que quand on s’expose ainsi pour la première fois, on sait ce qu’on risque et on ne sait pas encore ce qu’on peut y gagner. D’où, à la fois l’importance et la difficulté de (se) constituer un groupe d’interlocuteurs.
Partager l’écrit professionnel
Le plus facile, c’est évidemment un groupe de formation avec des responsables de formation qui garantissent la sécurité du groupe et de ses membres. Il est plus difficile mais aussi plus intéressant et possible dans toutes les écoles, de constituer un groupe de pairs qui décident ensemble de pratiquer et partager cette écriture professionnelle. Ce groupe doit alors se donner des règles de fonctionnement.
Et au minimum, le groupe se donnera comme règles, la parité (des pairs entre eux, pas de relations hiérarchiques), la réciprocité (chacun écrit et sera analyseur / analysé), la propriété collective (le groupe décide unanimement de l’usage de sa production), la confidentialité (ce qui est écrit et dit reste dans le groupe) et la bienveillance (attitude bienveillante de chacun pour tous).
Le groupe doit aussi se donner des méthodes de travail. Mais les trois principes méthodologiques de base sont simples. Premièrement, tout morceau de la réalité socio-pédagogique, ou ” incident critique ” aussi petit et restreint soit-il, contient en lui toute la complexité et la conflictualité du monde et, une fois raconté par écrit, devient un objet d’analyse maitrisable permettant de prendre en compte cette complexité et cette conflictualité du réel. Complexité comme inévitable multiplicité des aspects de la situation racontée : psychologique, social, juridique, culturel, économique,… Conflictualité comme inévitable multiplicité des intérêts et des points de vue en présence.
Deuxièmement, tout professionnel, par son expérience particulière (les cours qu’il a déjà donnés, les classes et écoles qu’il a connues,…) et par son expertise particulière (sa formation, sa discipline), est capable d’apporter un éclairage complémentaire à celui des autres professionnels réunis et capable, s’il le veut, d’aller chercher d’autres éclairages théoriques nécessaires pour les apporter au groupe. La combinaison de ses différents éclairages rend l’intelligibilité de l’acte professionnel toujours plus grande et donc sa maitrise plus grande aussi.
Troisièmement, l’écrit se retrouve à toutes les étapes du travail. Au départ, bien sûr : on travaille sur un récit écrit, distribué et lu avant la séance de travail. À l’aboutissement aussi, le groupe se donne un but de production, quel qu’il soit, mais sous forme écrite nécessairement. Et au cours du travail, avec deux techniques d’écriture collective : le rebond (on rebondit par un écrit sur l’écrit d’un autre) et l’incise (on commande le développement d’un mot ou d’une expression présente dans un écrit existant).
Cette écriture professionnelle partagée est pour moi un des rares moyens de réconcilier la pratique et la théorie, de développer une culture écrite professionnelle chez les professionnels de la culture écrite, un des rares moyens de se professionnaliser enseignant, de devenir praticien – chercheur.