Selon le milieu social où l’on nait, selon les études effectuées par nos parents, selon leur profession et leur revenu, nous n’avons pas les mêmes probabilités de succès scolaire et d’accès au diplôme.
Certes, le mythe de l’égalité des chances avait été détruit depuis longtemps. Déjà, les travaux des sociologues des années ‘60 et ‘70 n’avaient laissé planer aucun doute[1]En particulier : P. BOURDIEU et J.C. PASSERON, Les héritiers : les étudiants et la culture, Éd. de Minuit, 1975. : malgré plusieurs décennies de « massification », l’école restait profondément inégalitaire. Cette conviction était devenue à tel point banale que, durant les années ‘80 et ‘90, on ne jugea même plus utile de l’étayer au moyen d’études statistiques régulières. Du moins en Belgique. À la fin des années ‘90, les seules données disponibles dans la littérature scientifique remontaient ainsi à 1980.
Puis vint PISA. C’est le joli nom donné à une vaste enquête internationale portant sur les compétences scolaires des élèves à l’âge de 15 ans : Program for International Students Assessment, parfois traduit par Programme International pour le Suivi des Acquis des élèves.
Initiée par l’OCDE, cette étude a fait couler beaucoup d’encre. On s’est interrogé, par exemple, quant à la pertinence de classements internationaux qui prétendent comparer les « performances » des pays en mathématique, en lecture ou en sciences. En effet, en dépit de ce que promettent les concepteurs de l’étude, il semble difficile d’imaginer que la capacité des élèves à répondre aux questions des tests soit totalement indépendante des programmes de cours nationaux.
À contrario, on est en droit de supposer que les élèves d’un même pays – ou d’une même entité fédérée disposant de son système éducatif propre – devraient être égaux devant ces tests PISA. Du moins si cet enseignement est réellement démocratique. Dès lors, même si les résultats moyens des pays doivent être appréhendés avec beaucoup de prudence, les écarts entre élèves au sein d’un pays ou d’une région sont en revanche réellement significatifs et, dès lors, comparables d’un pays à l’autre.
Lors de la publication des résultats des premiers tests PISA, la presse belge, tant flamande que francophone, fit grand cas du fossé qui séparait une Flandre au sommet du classement et une Communauté française trainant lamentablement en queue du peloton européen. Par contre, à l’exception des milieux spécialisés, l’on passa discrètement sous silence cette autre réalité : nos deux communautés linguistiques figuraient parmi les champions de l’inégalité sociale à l’école. Ce constat allait être confirmé par les quatre enquêtes PISA successives, en 2000, 2003, 2006 et 2009.
[2]Les données présentées dans cet article son extraite du livre de N. HIRTT, Je veux une école pour mon enfant ! Pourquoi il est urgent d’en finir avec le marché scolaire, Éd. Aden, 2009.
Il existe diverses façons de mesurer l’équité des systèmes d’enseignement. Par exemple, dans notre premier graphique, nous comparons les résultats obtenus aux tests PISA par deux groupes extrêmes : le quartile socioéconomique supérieur et le quartile inférieur. En simplifiant, on pourrait dire : les 25 % d’élèves issus des familles les plus riches et les 25 % les plus pauvres. Pour comprendre exactement la signification de cet indicateur, il est bon de rappeler que PISA exprime les performances des élèves au moyen de notes allant de 0 à 1000. Elles sont calculées de telle sorte que deux tiers des élèves (tous pays confondus) obtiennent un score compris entre 400 et 600 points et que la moyenne internationale soit juste égale à 500 points[3]Plus exactement et plus techniquement, ces variables sont des distributions normales centrées en 500, avec un écart-type égal à 100.. Sur cette échelle, la Communauté flamande se situe à 553 points de moyenne en mathématique (PISA 2003), alors que la Communauté française ne fait que 497 points. Il y a donc un écart de 56 points entre les deux Communautés.[4]Sauf mention contraire, les chiffres et graphiques de cet article ont été produits à partir des bases de données PISA 2003. Les enquêtes 2006 et 2009 ne font, pour le sujet qui nous occupe ici, … Continue reading
Or, ce que montrent les données du graphique n° 1, c’est qu’à l’intérieur de chaque Communauté linguistique de Belgique, les écarts entre « riches » et « pauvres » sont nettement plus importants que les différences entre le nord et le sud du pays : 138 points d’écart en Communauté française, 123 points d’écart en Communauté flamande. On notera surtout que les deux systèmes éducatifs belges se situent tout en bas de ce classement. Seule l’Allemagne fait à peu près aussi mal que nous. Remarquez aussi la position des pays nordiques, en particulier la Finlande, qui sont largement en tête avec un écart de 71 points seulement.
L’écart entre les résultats scolaires des 25 % d’enfants les plus « riches » et des 25 % les plus « pauvres » est plus élevé en Belgique que partout ailleurs en Europe occidentale.
Dans l’enquête PISA, l’appartenance sociale d’un élève est mesurée au moyen d’un indice appelé « ESCS » : Economical, Social and Cultural Scale. Il est construit à partir de trois types de variables : le niveau d’étude des parents, leur profession et une estimation de leur niveau de richesse matérielle. La valeur de cet indice varie à peu près entre -2 (pour les plus « pauvres ») et +2 (les plus « riches »). Au moyen d’une analyse statistique particulière[5]Une régression linéaire multivariée., on peut calculer quel est l’effet moyen sur les résultats PISA lorsqu’on monte ou qu’on descend d’une unité sur l’échelle ESCS. Par exemple, quand on passe du niveau ESCS 0 au niveau +1, ou du niveau -0,5 au niveau +0,5, ou encore du niveau -1 au niveau 0… de combien le score en mathématique augmente-t-il en moyenne ? Les résultats de ce calcul, pour l’ensemble des pays d’Europe occidentale, figurent au graphique n° 2.
Si l’on compare les graphiques n° 1 et n° 2, on remarque que certains pays n’occupent plus du tout la même position dans le classement. Ainsi la France, qui était plutôt mal classée selon le premier critère, occupe maintenant une position médiane. Le Portugal, quant à lui, passe du milieu à la tête du classement. Inversement, la Norvège et la Suède glissent du sommet vers le milieu du classement. D’autres pays sont stables : la Finlande reste au sommet alors que le Royaume-Uni, l’Allemagne et, surtout, la Belgique continuent d’occuper les plus mauvaises places.
Voilà bien ce qu’il y a de particulièrement inquiétant dans la situation belge. Quel que soit l’indicateur utilisé, quelle que soit l’année des tests, notre pays, toutes communautés confondues, est systématiquement classé parmi les plus mauvais élèves sur le plan de l’équité scolaire. Et très souvent, « parmi les plus mauvais », signifie simplement : « le plus mauvais ».
Plus on est riche, plus on a de beaux résultats en math. C’est vrai partout. Mais c’est davantage vrai chez nous…
La caractéristique majeure de l’enseignement belge (francophone ou flamand) sur le plan de l’équité, c’est que les écarts n’y sont pas seulement très importants entre les élèves, mais également entre les établissements scolaires. L’inégalité sociale à l’école prend, chez nous plus qu’ailleurs, la forme d’une ségrégation sociale et académique.
C’est ce que montre tout d’abord le graphique n° 3, qui représente la variance des performances moyennes des écoles. Nous sommes le pays d’Europe occidentale où les écarts entre établissements scolaires sont les plus élevés. Ici encore, le contraste avec les pays nordiques est frappant puisque là-bas les écarts de « niveau » entre écoles sont pour ainsi dire inexistants.
Nous sommes l’un des pays où les différences de performances entre les « bonnes » et les « moins bonnes » écoles sont les plus grandes.
Les deux graphiques de la figure 4 résument la différence essentielle entre la Belgique et un pays comme la Finlande.[6]N. HIRTT, Belgique-Finlande : le cout exorbitant du libéralisme scolaire, L’école démocratique n° 24, octobre 2005. Chaque école y est représentée par un point, selon deux axes. L’axe horizontal est l’indice socioéconomique moyen de l’établissement scolaire : plus une école est à droite sur cette échelle, plus ses élèves proviennent de familles « riches ». L’axe vertical est le niveau moyen obtenu en mathématiques par les élèves de cette école.
En Belgique, des écoles socialement inégales, avec des performances inégales. En Finlande, des écoles socialement mixtes, avec des performances de bon niveau.
Que voit-on ? À gauche (en Belgique), un nuage de points nettement alignés le long d’une diagonale ascendante : plus l’école recrute dans les milieux sociaux supérieurs, meilleurs sont les résultats. À droite (en Finlande), nous avons au contraire des points beaucoup plus regroupés, mais sans qu’on puisse y distinguer une tendance nette : ici la détermination sociale des résultats des écoles est faible.
À gauche (en Belgique), les écoles s’étirent entre les valeurs –1 et +1 de l’indice socioéconomique (axe horizontal). À droite (en Finlande), les écoles sont beaucoup plus regroupées autour des valeurs centrales (la plupart se situent entre –0,3 et 0,8). Cela signifie qu’il y a beaucoup moins de ségrégation sociale dans l’enseignement finlandais ; les publics de leurs écoles sont davantage mélangés.
On observera surtout que la dispersion verticale des points est beaucoup plus faible en Finlande que chez nous : quelle que soit l’origine sociale des élèves des écoles finlandaises, les prestations moyennes de ces établissements aux tests PISA sont à peu près équivalentes.
L’inégalité sociale ne s’exprime pas seulement dans les différences de performances en mathématique, lecture ou science. On l’observe également dans une forme pernicieuse de ségrégation sociale : les filières. Dès l’âge de 12 ans et, davantage encore à partir de 13-14 ans, notre école secondaire oriente les élèves vers trois formes d’enseignement clairement hiérarchisées : enseignement de transition, enseignement technique de qualification et enseignement professionnel.
On affirme parfois que cette orientation s’effectue sur base des capacités ou des choix des élèves. En réalité, il s’agit d’une sélection essentiellement sociale.
Plus on s’élève dans la hiérarchie sociale, plus il est rare de trouver des élèves dans l’enseignement de qualification. Et inversement.
Dans le graphique n° 5, les élèves âgés de 15 ans ont été répartis en dix catégories sociales (dix « déciles socioéconomiques »). Le premier décile comprend les 10 % d’élèves les plus « pauvres » et le décile supérieur comprend les 10 % les plus riches. Ensuite, les élèves de chaque décile ont été subdivisés en quatre groupes, selon la filière d’enseignement où ils sont inscrits. Ce qu’on observe, c’est que les grandes filières d’enseignement secondaire agissent véritablement comme des filtres sociaux. Alors que, dans les classes supérieures, il est extraordinaire qu’un enfant se retrouve à 15 ans dans l’enseignement professionnel, dans le décile socioéconomique inférieur, on trouve à peine un enfant sur dix qui soit encore dans l’enseignement général.
Notes de bas de page
↑1 | En particulier : P. BOURDIEU et J.C. PASSERON, Les héritiers : les étudiants et la culture, Éd. de Minuit, 1975. |
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↑2 | Les données présentées dans cet article son extraite du livre de N. HIRTT, Je veux une école pour mon enfant ! Pourquoi il est urgent d’en finir avec le marché scolaire, Éd. Aden, 2009. |
↑3 | Plus exactement et plus techniquement, ces variables sont des distributions normales centrées en 500, avec un écart-type égal à 100. |
↑4 | Sauf mention contraire, les chiffres et graphiques de cet article ont été produits à partir des bases de données PISA 2003. Les enquêtes 2006 et 2009 ne font, pour le sujet qui nous occupe ici, que confirmer les résultats antérieurs. Ainsi, dans PISA 2009, l’écart entre les quartiles extrêmes était-il passé à 136 points. Contre 138 en 2003. Autant dire un statu quo. |
↑5 | Une régression linéaire multivariée. |
↑6 | N. HIRTT, Belgique-Finlande : le cout exorbitant du libéralisme scolaire, L’école démocratique n° 24, octobre 2005. |