La première fonction de l’étiquette est de transformer une anormalité contextualisée en pathologie individuelle. Il y a au départ une situation faite de relations, entre le maitre et l’enfant, entre les enfants, une situation faite d’habitudes de vie dans la classe, de méthodes pédagogiques, d’exigences… avec une organisation donnée, de classe, d’établissement, de système scolaire. Pour le dire autrement : il y a, d’une part, l’enfant, étiqueté ou non, et d’autre part, le système relationnel, organisationnel et institutionnel dans lequel il est inséré, et il y a encore des moments, des « ici et maintenant » dans ce rapport entre l’enfant et le système. L’étiquette va transformer cet « ici et maintenant » contextualisé en une disposition pathologique individuelle permanente.
L’étiquette sert donc surtout à cacher : à cacher d’abord le système lui-même, en focalisant toute l’attention sur la pathologie. En expliquant entièrement les difficultés d’apprentissage et/ou de comportements par cette pathologie, elle permet de ne rien remettre d’autre en question que les capacités de l’enfant. Elle permet au système de se poursuivre égal à lui-même, sans rien changer. Il n’y a rien de plus conservateur que les étiquettes.
L’étiquette sert aussi à cacher l’enfant lui-même, le sujet qui est en lui, un sujet qui ne peut jamais être réduit à la pathologie diagnostiquée. Car, bien sûr, une fois l’étiquette posée, la perception sélective et l’effet prédictif [1]Voir « Le pouvoir des représentations » dans ce même numéro, vont jouer à plein. L’enseignant et les autres intervenants auront tendance d’une part à interpréter tout ce qui arrive en fonction de cette étiquette (perception sélective) et d’autre part à attendre et obtenir ce qu’ils croient qui est lié à l’étiquette (effet prédictif). Le cercle vicieux est lancé pour que l’enfant reste toute sa vie avec l’étiquette qu’on lui a collée sur le front. Il n’y a rien de plus enfermant que les étiquettes.
Bien sûr, le diagnostic peut aussi servir à révéler plutôt que cacher, révéler les difficultés pour permettre des stratégies adaptées aux difficultés identifiées. Mais le plus souvent, le diagnostic sert plus à isoler l’enfant, à le retirer de son groupe qu’à l’intégrer. Il sert à extraire, à reléguer, à traiter spécialement… Il est bien rare que les difficultés analysées chez un enfant produisent un changement collectif, une façon de travailler ensemble dans la classe qui permette à chacun et à tous d’avancer. Mais surtout, quel besoin de coller l’étiquette ? Pourquoi ne pas simplement analyser l’« ici et maintenant » et chercher des stratégies pour répondre « ici et maintenant » aux difficultés analysées ? Poser la question, c’est y répondre : l’étiquette existe pour la permanence du système.
Le problème est d’autant plus grave qu’aujourd’hui, tout pousse à l’étiquetage. La pression sur les enseignants (surtout ceux du fondamental) à faire réussir tous les enfants (école de la réussite, socles de compétences…) tout en garantissant la sélection des meilleurs rend impossible la réussite de cette mission. Cette pression, cette culpabilisation, ce déni de professionnalité est invivable, sauf… sauf si les enfants en échec souffrent de pathologies qui expliquent cet échec en dehors de la responsabilité pédagogique des enseignants. L’étiquetage vient alors à point nommé pour exporter l’échec, pour permettre à ceux qui restent de réussir tout en se distinguant.
Pour les parents aussi, c’est rassurant, cela devient un problème technique, médical, on en est moins responsable et on peut faire appel aux spécialistes, se reposer sur « ceux qui savent ». D’autant que les spécialistes ont à cœur de valoriser leur discipline et de défendre leur emploi. L’angoisse des parents, les mauvais résultats aux enquêtes internationales, la montée de la violence, tous les problèmes de société comme on dit… vont pousser à des réactions. Il faut réagir. Et comme la mode est à l’individualisation et à la technocratisation des problèmes, tout le monde va entonner le chant d’appel aux dépistages précoces, aux diagnostics préventifs, bref à l’étiquetage généralisé.
Il ne s’agit pas ici de nier l’existence de telle ou telle pathologie, l’existence de dyslexie(s) ou d’hyperactivité(s), même si les théoriciens sérieux qui croient en ces pathologies reconnaissent eux-mêmes que seulement 20 à 40 % (selon les spécialistes) des diagnostics sont crédibles. Il s’agit ici de refuser la reconnaissance de dyslexiques et d’hyperactifs, la réduction des sujets à leur étiquette.
Il s’agit surtout de plaider pour des classes ouvertes, dynamiques, actives où chacun peut trouver une place et grandir avec la coopération des autres. Des classes où les difficultés des uns sont occasion pour les autres de changer, de s’adapter, d’évoluer. Des classes où l’on refuse les étiquettes, où l’on renonce à normaliser, à isoler, à exclure. C’est beaucoup plus facile à dire qu’à faire. Les étiquettes sont tellement confortables. Et la recherche pédagogique demande tellement de travail, de créativité, de formation… que personne ne valorise. Au contraire !
Notes de bas de page
↑1 | Voir « Le pouvoir des représentations » dans ce même numéro, |
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