Partir de soi, aller loin, revenir différent… Une épopée qui prend son envol dans un cours d’alphabétisation : « On est comme le hibou. Quand on sort de l’école, on a les yeux et les ailes ouverts, on peut voler partout… »
« Ah, en Belgique, en 1900, on n’avait pas de vêtements. Les gens étaient nus comme ce monsieur ». Voici la réflexion d’un homme d’une soixantaine d’années, d’origine marocaine, qui vient suivre les cours de français au Collectif Alpha. Cette réflexion lui est venue en regardant la façade de l’hôtel Ciamberlani à Ixelles, décorée d’un grand sgraffite[1]Un sgraffite est une décoration murale composée d’un mortier clair recouvrant un mortier noir. Le trait noir est obtenu par grattage de la couche claire avant séchage. Le dessin ainsi obtenu est … Continue reading où trône un homme nu entre deux fenêtres. Il avait bien compris que cette maison avait été décorée en 1900 et il en avait déduit que le motif de la décoration représentait la réalité de l’époque.
Mais que faisait cet homme à cet endroit et pourquoi observait-il ce sgraffite ? Peut-on imaginer quelque chose de plus « éloigné » de lui que cet immeuble « de riche », situé dans un quartier où il ne va jamais et décoré de motifs qui ne lui sont pas du tout familiers ?
Pourtant, nous sommes bien dans un article qui souhaite raconter une pratique articulée autour du « partir d’eux ». Alors ? Le petit épisode en introduction se situe à l’intérieur d’un projet qui s’est déroulé sur l’ensemble de l’année 2009-2010 et qui a mobilisé une soixantaine d’apprenants adultes du Collectif Alpha de Molenbeek. L’idée était de partir à la découverte du patrimoine bruxellois des sgraffites pour en réaliser un « en vrai » dans la cour du Collectif.
À Bruxelles, les sgraffites ornent principalement des façades, ils sont donc facilement visibles. On en trouve dans de nombreux quartiers de la première couronne, surtout à Ixelles, Schaerbeek, Saint-Gilles, mais il y en a aussi à Koekelberg, Bruxelles-Ville et même à Molenbeek… Ils ornent des maisons particulières, mais aussi plusieurs écoles laïques construites au tournant du siècle. Un des intérêts du sgraffite est qu’il « parle ». Situé souvent en façade ou dans une pièce d’accueil (le préau d’une école par exemple), il exprime au passant ce que le propriétaire des lieux souhaite lui communiquer sur « l’intérieur » du bâtiment, le plus souvent dans un langage symbolique permettant de dire beaucoup en quelques images…
Notre idée était de permettre aux apprenants de s’emparer à la fois de ce langage et de la technique du sgraffite, pour réaliser sur la façade de leur école une décoration parlant de « l’intérieur ». S’emparer du langage symbolique pour dire ce qu’on fait derrière le mur, ce qu’on y trouve, pourquoi on y vient et pourquoi on y reste. En d’autres termes, parler de soi, de son rapport à l’apprentissage et au savoir… Et s’emparer de la technique pour revisiter à sa façon une tradition artisanale et artistique présente dans l’environnement urbain, mais aussi, pour beaucoup d’apprenants, renouer avec ses propres compétences dans le travail manuel artisanal, compétences qu’ils ne peuvent plus exprimer dans le monde du travail contemporain.
Une dynamique qu’on pourrait plutôt décrire, du point de vue pédagogique, comme « partir d’eux et loin d’eux avec eux » ou, mieux, du point de vue de l’apprenant, « partir de soi, aller loin, revenir différent ».
Première étape, nous sommes partis à la découverte des sgraffites bruxellois, maison Cauchie, école rue Herkoliers, école des Capucins, hôtel Ciamberlani, etc. Face à un sgraffite, chacun observe, s’interroge, émet des hypothèses à partir de ses représentations : « Ah, en Belgique, en 1900, on n’avait pas de vêtements. Les gens étaient nus comme ce monsieur. » Confrontation : de retour au centre, chacun cherche dans une pile de livres des images, des photos de la même époque et décrit ce qu’il voit. Tout le monde est étonné de voir des femmes habillées en long sur la plage d’Ostende en plein été ! « Quoi, ici en Belgique ? » La formatrice pose alors la question : « Mais alors, pourquoi dessiner des corps dénudés sur les sgraffites ? » Chacun émet des hypothèses, chacun s’accorde pour dire qu’il y a une recherche du beau. Et si l’image ne représente pas la réalité, que représente-t-elle ? On passe ainsi de l’image narrative à l’image symbolique. La formatrice interroge : quelles sont les représentations du rapport entre le beau et le divin dans la tradition musulmane ? Les apprenants parlent de la calligraphie, par exemple. La formatrice explique alors : dans l’art occidental, dessiner des corps humains était une façon de célébrer la beauté de la création divine. Langage différent au service des mêmes significations…
On voit ici ce qui se joue. Sur un plan cognitif, on sait qu’on ne peut apprendre que si on relie de nouvelles choses à ce qu’on connait déjà (dans le fond, c’est bien là le sens du mot « intelligence »), cela nous donne déjà des balises de départ pour tout travail pédagogique : interroger les représentations de l’apprenant face à une réalité nouvelle, un peu déstabilisante, qui forme « conflit cognitif », faire appel à ce qu’il sait, lui proposer quelques clés pour résoudre ce conflit cognitif et lui permettre ainsi de se créer une synthèse nouvelle, donc un savoir nouveau.
Autre exemple : j’arrive avec mon groupe devant l’ancienne école secondaire de la rue Herkoliers, à Koekelberg. C’est ce bâtiment que mon groupe va devoir faire visiter aux autres groupes plus tard. Nous observons la façade. Que voit-on ? « Il y a un hibou… non deux hiboux… » « À votre avis, pourquoi dessiner des hiboux sur cette façade ? » « Le hibou, ça veut dire la mort. » « On raconte que, quand on en entend un, après parfois on meurt… » « Vous pensez que c’est pour ça qu’on les a dessinés sur l’école ? » « Non… ça doit pas être ça. » Je leur parle du temps des Grecs, d’Athéna, déesse de la sagesse représentée par une chouette… Ahmed raconte un beau conte philosophique qu’il tient de son père, où, par sa sagesse, un hibou sauve tous les autres animaux. Voilà, le hibou symbolise la mort, mais également la sagesse, la connaissance… Non seulement, on entre dans le langage symbolique, mais nous voilà aussitôt dans la polysémie…
Retour à l’observation des hiboux de la façade : pourquoi y en a-t-il deux ? Sont-ils les mêmes ? « Non, il y en a un qui a les ailes ouvertes et l’autre a les ailes fermées. » « Oui, et aussi les yeux sont différents, un a les yeux fermés et l’autre a les yeux ouverts. ». Rachida : « Moi, je pense comme ça, je sais pas hein, quand on entre à l’école, on sait rien, c’est comme on a les yeux fermés, on voit rien. Et après, on sort de l’école, on a appris à lire et à écrire, on a les yeux ouverts et on peut voler partout comme le hibou, on peut se débrouiller dans la vie, partout… »
Puis, questionnement d’un autre ordre : « À votre avis, comment on a fait ces hiboux ? C’est quoi la technique utilisée ? » « C’est de la mosaïque. » « Non, il n’y a pas de petits carreaux, c’est de la peinture sur la pierre… » « C’est de la céramique… » Je propose d’aller voir de tout près. « On dirait du ciment… Je pense qu’on a dessiné avec un clou quand c’était pas encore sec… »
Ensuite, on entre dans le préau de l’école, dont les quatre murs sont décorés par une magnifique fresque en sgraffite représentant les animaux des cinq continents, ponctuée de dix médaillons reprenant des symboles liés à l’école, au savoir, à l’instruction. Les animaux attirent d’abord l’attention puis Fatma dit : « Il y a autre chose, là, dans les ronds… On dirait… Il y a un livre. Et là, on dirait la maison des abeilles… » Je sors alors dix feuilles A4 reprenant chacune un texte expliquant la symbolique de chacun des objets représentés. Je lis le texte sans nommer l’objet et je leur demande de retrouver, dans la fresque, l’objet correspondant. Par exemple : « Elle donne de la lumière, c’est le symbole de la vie. Elle est une représentation de l’homme. Comme lui, elle a un corps, l’argile, du sang qui coule, l’huile et un esprit qui est la flamme. » Ou : « C’est un symbole de la connaissance, de la science, de l’étude… Il est un symbole de l’univers, car toute la connaissance s’y trouve. » Chacun cherche dans le préau. Quand quelqu’un pense avoir trouvé, il explique et argumente son hypothèse. Ce n’est pas facile, je relis plusieurs fois pour départager les avis, pousser à une interprétation plus fine. Chacun se prend au jeu de la recherche. À la fin, lampe à huile, flambeau, livre, ruche, sablier, balance, corne d’abondance… n’ont plus de secret pour personne.
Suite à la visite, nous avons repris en classe les photos des 10 médaillons-symboles et avons demandé aux apprenants de créer un texte pour chacun d’eux, en se référant aux souvenirs de la visite. Voici deux exemples.
La ruche.
C’est le symbole
du travail en groupe,
de la solidarité.
Pour vivre bien,
les hommes doivent
travailler ensemble
et bien s’entendre
comme les abeilles.
Le fil à plomb, la latte et l’équerre.
C’est le symbole
du travail des hommes,
parce que ce sont des outils
pour dessiner et pour construire.
C’est aussi le symbole
de ce qui est droit,
juste et bien fait.
Au mois de février, nous réfléchissons comment nous allons faire visiter l’école Herkoliers aux autres groupes : « Comment allons-nous la présenter ? » « On peut leur présenter les symboles, on a déjà les textes… » « Il faut un peu parler du bâtiment, il y a les hiboux, il faut expliquer un peu la technique… »
J’ai trouvé, dans une brochure sur les sgraffites, des photos des différentes étapes de la rénovation des sgraffites de hibou, rénovation réalisée quelques années plus tôt par Monique Cordier, qui n’est autre que l’artiste qui nous aidera à réaliser notre sgraffite.
J’ai scanné et agrandi ces photos pour en faire des A4. J’ai fait plusieurs jeux en y ajoutant une photo de la façade et des photos des deux hiboux terminés. Par sous-groupes, je leur ai demandé d’observer et de classer les 9 photos de chaque jeu. Cela n’a pas été facile de mettre les différentes étapes dans le bon ordre, mais chaque groupe avait fait l’une ou l’autre observation judicieuse. Durant la mise en commun, les apports de chaque groupe et les connaissances en travail de bâtiment de certains ont permis de restituer l’ordre correct des étapes de travail.
Nous avons ensuite consacré une séance à répondre aux questions suivantes : « Qu’est-ce qu’il faut présenter ? Qui va présenter quoi ? Et comment ? » Il a fallu rajouter un texte sur les animaux, car c’est cela qu’on remarque en premier en entrant dans le préau, Hassan a proposé un texte, et le présentera. Larbi présentera le bâtiment, Rachida les hiboux de la façade, Driss présentera la technique du sgraffite à l’aide des photos de la rénovation. Hassan prendra le relai avec les animaux et ensuite les autres présenteront chacun un médaillon-symbole. Chacun a mémorisé son texte et est venu le présenter devant le groupe pour voir si ça collait. Ahmed a suggéré de poser des questions aux gens durant la visite pour qu’ils cherchent, fassent des hypothèses… avant de leur donner les réponses. Mais il n’arrive pas à formuler oralement des questions en style direct. « J’ai les mots en arabe, mais en français, ça sort pas… » D’autres ont bien compris son idée et proposent des questions. Driss suggère d’amener des objets pour faire mieux comprendre. Il va apporter un petit sablier, Najat une lampe à huile, Naïma propose d’amener la balance du Collectif. Trois jours après, nous retournons rue Herkoliers pour nous entrainer « en live » et voir comment on va accueillir les visiteurs, où on va se placer, etc. On décide que les présentations du bâtiment, des hiboux, de la technique et des animaux se fera devant un groupe complet. Ensuite les visiteurs se répartiront en petits groupes de trois ou quatre et feront le tour des médaillons où sera postée chaque personne en charge de la présentation.
Les jours j, tout le monde avait étudié son texte et était prêt. Le deuxième jour, trois groupes du Collectif sont venus visiter, ce fut assez exigeant pour les participants du groupe, certains ont dû présenter de nombreuses fois leur symbole. Ils l’ont fait de bonne grâce, mais ils étaient crevés. Driss, toujours impressionnant dans ce type de rôle, s’est fait applaudir pour sa présentation très claire de la technique du sgraffite. Ils ont suscité des questions, ont bien introduit leur partie, ont parlé plus ou moins clairement (selon les personnes…) et ont donné des réponses à la plupart des questions spontanées des visiteurs (« Quand ça a été fait ? Par qui ? »…) Impressionnant ce dont les gens sont capables quand ils sont en action !
Lorsque chaque groupe a eu l’occasion de découvrir de nombreux sgraffites de Bruxelles, tant dans leurs dimensions techniques que symbolique, nous nous sommes attelés à l’étape suivante : « Que va-t-on mettre sur notre sgraffite ? »
Voici le message que les formateurs font passer dans chaque groupe : « Nous projetons de réaliser un sgraffite sur la façade de la cour, pour cela nous devons réfléchir ensemble sur ce que nous voulons représenter. Ce mur est celui que nous voyons chaque fois que nous entrons au Collectif. Qu’aimerions-nous y voir ? Ce mur est aussi celui que l’on voit quand on vient pour la première fois, que voulons-nous dire à ceux qui souhaitent, par exemple, s’inscrire au Collectif ? La question est donc : comment présenter le Collectif ? Comment nous présenter ? Que voulons-nous dire de nous ici au Collectif ? »
Chaque groupe a mené la discussion et les différentes idées étaient chaque fois listées au tableau. Dans mon groupe, ce fut un échange très intéressant, assez émouvant aussi par moments, d’autant qu’ils utilisaient un langage imagé, nourri par les symboles rencontrés : « Avant, on avait les yeux fermés comme le hibou, on ne savait rien. » « Non, on avait les yeux ouverts, mais on ne voyait rien et ça, c’est plus grave. » « On a les yeux ouverts, mais on ne sait pas encore voler ! »… Chacun explique des choses qu’il ne savait pas faire ou qu’il ne connaissait pas et que, maintenant, il maitrise et Ahmed dit : « Je pense que ça marche comme ça. On vient au Collectif, on fait des choses, ça rentre, mais on ne se rend pas compte… et puis quelque chose reste dans le cerveau et on est étonné. »
Ici, on voit bien la dynamique en jeu : après un détour par le « loin d’eux », la découverte d’un langage artistique et symbolique daté historiquement, on « repart d’eux », mais chacun a de nouveaux mots, de nouvelles images pour parler de lui-même. L’étape suivante approfondissait cette dynamique puisque nous avons listé ensemble tous les motifs, éléments de décoration, symboles rencontrés au cours des visites. Chacun a été invité à choisir un élément de la liste « Que voulons-dire de nous ici au Collectif ? » et à le représenter par un dessin. Chacun était libre de choisir une représentation reprise de la liste « motifs, symboles » ou de choisir une représentation symbolique nouvelle.
Soixante grands dessins A3 ont été ainsi réalisés. Un complexe système de votes a permis de sélectionner une série de dessins et un comité d’apprenants issus de chaque groupe s’est chargé de mettre au point la version finale, sur une grande bande de papier fort de 2,20 m sur 70 cm, la dimension prévue pour le sgraffite de la cour.
Avec l’aide d’une professionnelle de la rénovation de sgraffites, Monique Cordier, nous sommes ensuite passés à la réalisation du sgraffite avec les différentes étapes techniques : passage du projet final au papier calque, poinçonnage régulier des traits, plafonnage d’une couche de mortier noir, puis d’un mortier clair. Application du papier calque poinçonné et tamponnage avec une « poupée » remplie de poudre rouge pour faire apparaitre le trait sur le mortier, puis enfin grattage du trait pour faire apparaitre le fond noir et mise en couleur. Tous les apprenants ont été conviés à travailler à ces différentes étapes et nombreux sont ceux qui sont montés sur l’échafaudage. Ce travail avec la matière a permis à de nombreux apprenants de montrer leurs compétences dans le domaine, depuis la réalisation d’un patron, la minutie des détails de décoration jusqu’au travail de plafonnage, de cimentage, de peinture sur mortier, etc.
Le résultat final[2]Pour une explication de notre sgraffite, voir la description qu’en font les apprenants sur le site www.collectif-alpha.be.
Ce projet n’aurait jamais pu se réaliser sans l’aide de Monique … Continue reading ? Chaque personne qui a participé au projet, qu’il soit apprenant ou formateur, le trouve magnifique, car chacun y montre une petite part de soi-même… des choses qu’on veut dire, des choses qu’on sait faire… une part de soi-même dont on est fier, car elle a été magnifiée par toutes les découvertes historiques, symboliques et artistiques réalisées au long du chemin.
Comme le disait Fatma : « Ce qui est bien au Collectif, c’est qu’on est étonné par soi-même. »
Patrick Michel, en collaboration avec Bénédicte Verschaeren
Notes de bas de page
↑1 | Un sgraffite est une décoration murale composée d’un mortier clair recouvrant un mortier noir. Le trait noir est obtenu par grattage de la couche claire avant séchage. Le dessin ainsi obtenu est ensuite mis en couleur. Il s’agit d’un procédé de fresque déjà utilisé dans l’antiquité et qui a connu un grand succès à Bruxelles à l’époque de l’Art nouveau. |
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↑2 | Pour une explication de notre sgraffite, voir la description qu’en font les apprenants sur le site www.collectif-alpha.be.
Ce projet n’aurait jamais pu se réaliser sans l’aide de Monique Cordier, artiste des sgraffites qui, dès le départ, a compris l’intérêt de « partir d’eux » pour réaliser l’œuvre finale. Monique Cordier a disparu inopinément en juillet, que cet article soit un hommage à son énergie, sa compétence et son enthousiasme inébranlable. |