Le pouvoir des représentations

Nommer les choses, c’est les faire exister autrement. Et plus jamais, elles n’existeront comme si on ne les avait pas nommées ainsi !

Formation continuée. Des agents PMS d’une école Quart-Monde témoignent de la « démission parentale ». Alors qu’une politique volontaire de réussite a été mise sur pied dans cette école avec différents partenaires, des parents d’enfants de 3e maternelle refusent l’aide logopédique gratuite proposée en janvier pour préparer leur enfant à entrer en 1re primaire. « C’est quand même incroyable que des parents puissent autant se désintéresser de l’avenir de leurs gosses ! »

La fonction des représentations

Un fait : le refus de l’aide proposée. Une interprétation : la démission parentale. Une conséquence : l’acceptation de leur refus. Qu’est-ce qui me permet d’interpréter un fait, de l’expliquer et d’adapter mon comportement à l’interprétation que j’en fais ? C’est, en fonction de mon expérience, la représentation que je me fais de la situation, avec l’aide des étiquettes que me propose mon environnement social. La représentation étiquetée guide mon comportement en me permettant de faire l’économie de l’analyse de la situation. C’est nettement plus rapide et confortable.

Ainsi, si j’entre dans une pièce dans le noir, ma main cherche automatiquement l’interrupteur à l’intérieur de cette pièce, à 10 cm environ de l’ébrasement de la porte, côté ouvrant, et à 125 cm de haut environ. Ce n’est que si je ne le trouve pas que je commence à réfléchir, à penser, par exemple, qu’il s’agit d’une salle de bains et alors de le chercher au même endroit à l’extérieur de la pièce. Mais il me faut la sanction de la réalité pour remettre ma représentation et la convention en questions et me mettre à chercher. Encore faut-il que j’accepte de me laisser interpeler par la réalité qui résiste à ma représentation. Et évidemment, quand mon interprétation semble correspondre à la réalité et que ma représentation semble à nouveau s’être confirmée, je n’ai aucune raison de chercher plus loin.

Une manière sociologique d’échapper au pouvoir des représentations est d’accorder -à priori- à tout acteur social, quel qu’il soit, une rationalité de position, c’est-à-dire d’excellentes raisons d’agir comme il agit, des raisons liées à sa position sociale et à ses conditions de vie. Rationalité que je ne peux -à priori- pas comprendre puisque je ne partage ni sa position sociale ni ses conditions de vie. Dans ce cas précis, il est possible que ce ne soit pas l’aide que les parents refusent, mais l’étiquetage, -justement !-, qui l’accompagne, un étiquetage qu’ils évaluent en fonction de leur expérience personnelle, -grande en la matière !-, plus néfaste que l’aide ne pourrait être bénéfique.

Ainsi, comme très souvent, quoi que fassent ces parents, ils restent enfermés dans la représentation que se font d’eux ceux qui ne partagent pas leur condition. S’ils acceptent l’aide, ils reproduisent pour leurs enfants ce qu’ils sont eux-mêmes, des moins que les autres, des aidés, des incapables. Et s’ils la refusent, ils confirment ce qu’on pense déjà d’eux, des moins que les autres, des incapables, des mauvais parents. Sur base de l’hypothèse de rationalité, l’école pourrait leur proposer une aide qui ne passe pas de manière visible par le PMS et la logopédie, une aide qui évite l’étiquetage et il est vraisemblable qu’ils pourraient alors l’accepter.

Les représentations à l’œuvre

Mais comment fonctionnent les représentations ? Prenons un exemple facile. Quand j’étais petit, c’était toujours mon père qui conduisait la voiture et jamais ma mère. Et chez mes copains, c’était pareil. À partir de ces expériences concrètes vécues et répétées, je peux d’autant mieux et plus généraliser que les étiquettes dominantes m’y invitent : « les femmes ne savent pas conduire ! » À partir de cette loi générale, je peux appliquer la théorie aux nouvelles expériences particulières, déduire des modes d’interprétation et des règles de vie. Si, au prochain carrefour, je vois une voiture effectuer une mauvaise manœuvre, je dépasse et regarde et si c’est une femme au volant, je m’écrie « Évidemment, encore une bonne femme ! », mais si ce n’est pas une femme, je ne relève pas que ce n’en est pas une, c’est un vieux à chapeau, un jeune à casquettes, un Hollandais ou un Africain ! Inversement, si je vois une voiture éviter habilement un obstacle, je ne relèverai pas que le conducteur est une femme si c’est le cas, mais bien les qualités de la voiture ou la chance, ou encore, en oubliant l’habileté de la conductrice, je remarquerai qu’elle est « super canon » ou « archimoche » !

Ainsi, j’aurai toujours tendance à ne relever dans les nouvelles expériences que ce qui vient confirmer la représentation que j’ai déjà, et à interpréter autrement ce qui pourrait remettre la représentation en question. C’est ce qu’on appelle la perception sélective. Je n’analyse plus la situation telle qu’elle se présente à moi, mais l’interprète en fonction de la représentation que j’en ai. Lorsque la représentation se fossilise, ne se laisse plus interpeler en rien par la réalité, on peut parler de stéréotype pour la loi générale et de préjugés pour les modes d’interprétation.

Mais, dans les représentations à l’œuvre, il y a pire encore que la perception sélective. En effet, si ma collègue, féminine donc, m’embarque dans sa voiture pour aller à une réunion, et que je m’agrippe à la poignée, ne cesse d’attirer son attention sur tous les dangers qui se présentent et lui prodigue sans arrêt des conseils de conduite, il y a de fortes chances qu’elle finisse, en effet, par faire des bêtises. Je pourrai encore m’écrier alors « Femmes au volant, danger au tournant ! ». Et encore cette manière grossière d’expliquer l’effet prédictif ne donne-t-elle qu’une mauvaise idée de toutes les manières non conscientes et très subtiles de pousser l’autre à se conformer à l’image qu’on a de lui.

Perception sélective et effet prédictif permettent aux représentations d’avoir toujours raison. Et quand la représentation devient étiquette « labellisée », comme celles qu’on colle sur les gosses en difficultés d’apprentissage, on peut rouler, on est sur des rails, plus d’erreur possible !