Les sciences, ça se négocie ?

Les connaissances sont des constructions humaines collectives en perpétuelle évolution.

Écrire permet de regarder ce que l’on fait sous une autre lumière. Ma pratique, c’est l’apprentissage des sciences. Le thème de ce numéro, c’est : comment articuler l’individuel et le collectif ? La question me semble au départ une bien faible loupiote qui n’éclaire pas grand-chose. Ensuite, en trainant en tête les mots : individuel, sciences, collectif, l’idée vient doucement puis comme une évidence. Bien sûr qu’il y a du collectif dans les sciences et d’ailleurs il est de notre mission d’enseignant de le faire passer. Dans un article[1]L. MAURINES, D. BEAUFILS, Un enjeu de l’histoire des sciences dans l’enseignement : l’image de la nature des sciences et de l’activité scientifique, Recherches en didactique des sciences et … Continue reading lu récemment, les auteurs présentent comme enjeu important des cours de sciences, au-delà des connaissances liées à la discipline, de travailler sur l’image de la nature de l’activité scientifique. Parmi les idées épistémologiques qu’ils ciblent chez l’élève, j’ai relevé :

• l’activité scientifique est un lieu de controverses ;

• un scientifique ne travaille pas seul mais au sein d’une communauté qui contribue au contrôle des savoirs scientifiques construits ;

• il y a une interdépendance entre sciences et société ;

• les connaissances ont évolué au cours du temps par continuité et rupture.

Communauté scientifique ?

Plutôt que de collectivité, on parle de « communauté scientifique » pour évoquer ceux qui élaborent des connaissances scientifiques à partir de méthodes d’investigation qui se doivent d’être reproductibles. Cela apporte une certaine garantie de qualité ce système d’autocontrôle entre scientifiques.

Lorsque, par exemple, un laboratoire de Liège ou de Leuven publie sur Le rôle joué par les Penicillin-binding proteins (PBP) dans la sensitivité des listeria monocytogènes au beta-lactamines (ceci est un exemple de publication pris au hasard sur le web) et bien, aussi étonnant que cela puisse paraitre, d’autres labos, de l’Irlande au Japon en passant par les États-Unis, travaillent sur la même chose et ont quelque chose à dire sur le sujet. Ils réagissent si les propos publiés ne sont pas reproductibles. Pas question de publier n’importe quoi… Et si les données consultées sont fiables, les chercheurs les utilisent pour aller plus loin.

Le travail du chercheur est d’abord bibliographique avant d’être expérimental. Il y a bien du collectif là-dessous. Et ce côté collectif de la science est une image importante à faire passer. Les médias et beaucoup de manuels scolaires, eux, adorent présenter une science « individuelle » : une connaissance et son auteur. Newton a découvert la loi de gravitation en regardant des pommes, Darwin, la sélection naturelle en regardant des pinsons et Mendel, les lois de Mendel en regardant des petits pois. Ils aiment le mot « découverte scientifique », comme si les connaissances scientifiques apparaissaient un beau matin à quelques individus qui observaient le monde.

Parfois les journalistes utilisent le terme « communauté scientifique », mais il me semble qu’ils ne l’utilisent pas spécialement pour apporter une image collective ou socioconstructiviste des sciences, mais plutôt lorsqu’ils doivent appuyer un propos en disant, par exemple, qu’une idée est acceptée par la communauté scientifique, ou encore que la communauté scientifique ne partage pas cet avis. Un peu comme un groupe d’experts consulté sur ceci et cela.

C’est une mission importante pour ceux qui enseignent les sciences de lutter contre ces images stéréotypées. L’enjeu est important de montrer que les connaissances sont des constructions humaines et progressives. En effet, pour nos élèves, il est possible de se projeter comme « acteur scientifique » s’il s’agit de travailler à plusieurs pour apporter une pierre à l’édifice, mais ils abandonneront l’idée de sciences si être scientifique, c’est trouver tout seul la bonne pomme sur laquelle il serait écrit : F=Gm1m2 /d2.

Et en vrai dans la classe ?

Mais comment fait-on en pratique ? Faire passer cette image de science collective me semble être une vigilance à avoir à la fois dans la méthodologie et dans le langage utilisé. Me viennent plutôt des moments ponctuels qu’une méthode particulière applicable à tout et transférable.

Un premier exemple m’apparait dans le moment d’une démarche où, après avoir vécu concrètement diverses situations, les élèves cherchent ensemble à exprimer comment les choses se passent. Lors d’un travail en formation initiale d’enseignants, les étudiants sont amenés, comme on le demanderait aux élèves dont ils auront la charge, de décrire comment le rayon lumineux qui arrive sur un miroir est réfléchi. Ils ont, comme il se doit au préalable, fait des essais réels lors de divers défis avec un rayon lumineux, des miroirs et des cibles. D’abord en se déplaçant dans la salle et ensuite en plaçant le rayon lumineux à plat sur papier avec des miroirs perpendiculaires à la surface du papier. Il y a moyen alors de tracer le rayon lumineux.
Chaque groupe en observant les tracés qu’ils ont réalisés doit écrire la suite de la phrase : « Quand un rayon lumineux arrive sur un miroir… »
En les observant travailler, je choisis le groupe qui présentera ses résultats en premier. Ceux dont l’idée est incomplète ou non reproductible. Ce premier groupe désigné dit : « Quand un rayon lumineux arrive sur un miroir, il se réfléchit en formant un angle aigu. » Si vous regardez le schéma ci-dessous (Fig. 1) qui est celui qui représente les situations qu’ils avaient « jouées » et ensuite représentées, ils n’ont pas tort. Ils se sont, par hasard ou par habitude, toujours positionnés dans des situations fort analogues. Les schémas réalisés du trajet du rayon incident et du rayon réfléchi montrent chaque fois un angle aigu.
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Fig.1
La phrase est soumise aux autres communautés scientifiques (les autres groupes). Déjà, à partir du deuxième groupe, la connaissance valide de la première équipe est remise en question. Cela ne se vérifie pas dans toutes les situations. Ils montrent leurs dessins avec des trajets nettement plus obtus. Les premiers essaient alors vite, avec le matériel resté sur la table, une situation pour laquelle le rayon incident est plus rapproché du miroir (Fig. 2) et ils doivent bien se rendre à l’évidence… ils ont publié leurs résultats un peu vite.
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Fig.2
De cette manière on peut faire passer l’idée qu’une connaissance n’est « vraie » que dans son domaine de validité.

Le groupe suivant propose une autre explication : quand le rayon arrive sur le miroir, l’angle qu’il forme avec le miroir est de même amplitude que l’angle formé par le rayon réfléchi et le miroir.

Les autres groupes sont d’accord, ils vérifient la même chose, mais l’ont exprimé autrement. Ils ont plutôt comparé les angles formés par le rayon incident et réfléchi et une droite perpendiculaire au miroir. Un groupe confirme : quand ils superposent en pliant leur papier, le rayon d’incidence et le rayon réfléchi, le pli est perpendiculaire au miroir.

Une négociation s’installe alors pour savoir ce que l’on garde comme conclusions. Ils préfèrent garder toutes les expressions qui se sont vérifiées partout.

DESCARTES, qui a décrit cela avant nous, a tranché et quand il parle de l’égalité entre l’angle d’incidence et l’angle réfléchi, il parle des angles formés entre les rayons lumineux et la normale au miroir, mais ce n’est pas pour cela qu’une autre manière d’exprimer ne rend pas compte des observations réalisées.

En prenant le temps de négocier ce que l’on note et retient, d’en vérifier la validité, il me semble que l’on mime un peu cette idée des connaissances collectives. Les auteurs de l’article cité en début de texte proposent, comme autre moyen pour atteindre les objectifs liés à la nature de l’activité scientifique, une introduction plus systématique d’activités liées à l’histoire des sciences. Ils nous en livrent quelques exemples.

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 L. MAURINES, D. BEAUFILS, Un enjeu de l’histoire des sciences dans l’enseignement : l’image de la nature des sciences et de l’activité scientifique, Recherches en didactique des sciences et des technologies n° 3, École normale supérieure de Lyon, 2011.