La Covid-19 aura au moins permis de le constater : l’enseignement à distance et l’autoapprentissage à domicile ne sont, au mieux, que des pis-aller pour circonstances exceptionnelles.
Les efforts consentis par beaucoup d’enseignants en vue de maintenir une relation pédagogique au moyen de mails, de visioconférences ou via une plateforme dédiée n’auront pas empêché la rupture du lien social, les décrochages et le creusement des inégalités.
Selon les partisans de l’école numérique, la responsabilité de ce triste bilan serait à chercher, d’une part, dans le manque de moyens informatiques des élèves ou des écoles et, d’autre part, dans le déficit de formation des professeurs à l’usage de ces technologies. Il faudrait entend-on dire de plus en plus souvent, qu’ils apprennent à appliquer les principes de la classe inversée.
« Armer tous les citoyens avec la capacité de comprendre le monde. »
Selon cette doctrine, la transmission des connaissances pourrait se faire à la maison, par exemple sur ordinateur, alors que le temps de présence en classe serait consacré à ce qui est le plus difficile : la mobilisation des savoirs. Cela inverserait l’enseignement traditionnel où, assure-t-on, les enseignants ne font, en classe, que réciter des connaissances que l’élève exerce ensuite lors des devoirs à domicile.
Une vision réductrice
Ces conceptions de l’enseignement à distance, de la classe inversée, mais aussi de l’approche par compétences, partagent une même vision de la relation entre théorie et pratique. Le savoir y est perçu comme une information, un fait, une donnée qu’il suffirait d’entendre de la bouche d’un professeur, de lire sur Wikipedia ou de découvrir dans une émission comme « C’est pas sorcier ». Ensuite viendrait le plus important et le plus difficile, à savoir la pratique, entendue ici comme l’utilisation du savoir dans des situations concrètes. Selon cette conception, c’est l’usage du savoir qui lui donne sens et qui permet de l’assimiler réellement.
Pourtant, que ce soit sur le plan épistémologique — production et validation du savoir — ou sur le plan pédagogique — transmission du savoir —, la relation entre théorie et pratique est beaucoup plus complexe. La pratique n’est pas seulement le but, la mise en œuvre finale, de la connaissance théorique. Elle est aussi la source des questionnements auxquels la théorie est appelée à répondre ; elle est à l’origine de connaissances factuelles, empiriques, dont l’accumulation finit par engendrer des savoirs théoriques, via un processus de conceptualisation, de généralisation, de déduction… bref, d’abstraction ; elle produit aussi des observations qui remettent en cause tout ou partie des théories existantes et nous contraignent à revoir nos conceptions ; elle est enfin le critère ultime et unique de validité de la connaissance théorique.
Ainsi le savoir n’est pas une vulgaire information, mais le fruit d’un processus complexe, jamais achevé, d’une interaction constante avec la pratique. C’est ce processus de construction du savoir que toute bonne didactique s’efforcera de reproduire. Cela n’implique pas forcément des pédagogies dites actives, encore moins que l’enseignant s’efface et oublie son rôle de maitre et de transmetteur de savoirs explicites. Mais cela suppose bien qu’il assure ce va-et-vient incessant entre théorie et pratique, cette confrontation répétée des conceptions de l’élève avec l’observation ou avec d’autres théories. Bref, cela suppose une interaction prof-élève qui constitue l’âme de la relation pédagogique. C’est cette relation, cette interaction, dont l’enseignement à distance prétend se passer ou que la classe inversée croit pouvoir reléguer au lendemain, alors qu’elle doit précisément être concomitante à la transmission du savoir ; qu’elle est la transmission réelle et efficace du savoir.
Entendons-nous. Il existe des vidéos éducatives passionnantes. Il existe des cours en ligne admirablement bien construits. Et il n’est certainement pas contrindiqué d’amener, petit à petit, les élèves à s’exercer à la maitrise autonome de théories nouvelles. Le danger n’est pas dans l’utilisation occasionnelle du numérique ou des principes de classe inversée, mais dans leur érection au rang de principe pédagogique, de système. Car alors on n’est plus dans l’apprentissage de l’autonomie, mais dans l’abandon de notre mission, du moins de ce qu’elle a de plus difficile et de plus important : construire du savoir.
Au service des marchés
Comment comprendre alors le succès de doctrines pédagogiques qui ravalent le savoir au rang d’une vulgaire ressource et privilégient l’exercice de son usage sur la complexité de sa construction. La réponse doit être cherchée hors de l’école, dans les évolutions technologiques, économiques et sociales.
Miné par les surcapacités de production, le système économique mondial, à bout de souffle, peine à trouver des occasions nouvelles de croissance. Cela engendre tout d’abord un excédent de capitaux et donc une quête de nouveaux marchés où l’éducation fait figure de cible privilégiée. D’où sans doute une première explication, toute élémentaire, du discours actuel sur l’indispensable virage numérique de l’école convoitée par les Gafam[1]Acronyme des géants du web : Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft. .
D’autre part, l’instabilité économique jointe au rythme accéléré de l’innovation technique réduit de plus en plus l’horizon de prévisibilité des marchés, des rapports techniques de production et donc des besoins en main-d’œuvre et en formations. C’est pourquoi l’adaptabilité et la flexibilité des travailleurs sont désormais jugées plus importantes que leurs qualifications. Il faut, dit le Conseil des ministres européens, « préparer les citoyens à être des apprenants motivés et autonomes (capables de) maintenir leurs compétences à jour et de préserver leur valeur sur le marché du travail[2]Conclusions du Conseil européen du 26 novembre 2012 sur l’éducation et la formation dans le contexte de la stratégie Europe 2020 – La contribution de l’éducation et de la formation à la … Continue reading ».
Autre conséquence : la polarisation des niveaux de formation requis sur le marché du travail. Les technologies actuelles induisent certes une forte demande de techniciens, ingénieurs et autre personnel hautement spécialisés, mais, paradoxalement, elles engendrent aussi énormément d’emplois peu ou non qualifiés, dont le volume explose particulièrement dans le secteur des services : vente au comptoir, accueil du client, travailleurs du fastfood, opérateurs de call-center, livreurs, emballeurs. Ici, le bagage intellectuel attendu se réduit à une exigence d’adaptabilité et à quelques compétences de base : compréhension de la lecture, communication élémentaire dans une ou deux langues étrangères, quelques notions de maths, de science et de technologie, une bonne alphabétisation numérique et des compétences relationnelles et sociales. L’OCDE en conclut avec une franchise désarmante : « Tous n’embrasseront pas une carrière dans le dynamique secteur de la nouvelle économie. En fait, la plupart ne le feront pas, de sorte que les programmes scolaires ne peuvent être conçus comme si tous devaient aller loin[3]L’école de demain. Quel avenir pour nos écoles ?, OCDE (2001). . »
Dans ce double contexte — polarisation et flexibilité —, l’enseignement doit « se borner à doter les élèves des bases qui leur permettront de développer par eux-mêmes leurs connaissances [4]Cellule Eurydice de la Commission européenne (1997) ». Il faut assurer que chacun atteigne un niveau convenable dans les compétences de base communes à tous les emplois, que chacun ait appris à se débrouiller seul face à des informations ou connaissances nouvelles. Car dès lors qu’elles sont partagées par tous, ces compétences ne doivent plus être reconnues comme des qualifications sur le marché du travail et peuvent donc être exigées de travailleurs payés au barème non qualifié. En revanche, il est inutile, aux yeux des milieux économiques, de viser une scolarité commune plus ambitieuse. Pas besoin de grandes théories ou de littérature classique, pas besoin d’approfondir l’Histoire ou les sciences, pas besoin d’une vaste formation polytechnique ou humaniste : tout cela, on le dispensera chichement, en fonction des exigences précises d’emplois à plus haut niveau de qualification.
En encourageant l’individualisation des apprentissages et en accordant davantage de temps et d’importance à la capacité d’utiliser des savoirs (compétence) qu’à leur maitrise conceptuelle (théorie), le triplé — école numérique à distance, pédagogie inversée et approche par compétences — répond parfaitement à ces exigences de réduction des couts, de flexibilité et de recentrage sur les besoins de l’économie.
Un choix politique
Le choix fondamental qui s’offre à nous ne relève finalement pas de la psychopédagogie. Pas même de l’épistémologie. Ce choix est politique. L’école doit-elle s’adapter aux évolutions de la société qu’impulsent les rapports économiques existants ? Ou doit-elle, au contraire, armer tous les citoyens avec la capacité de comprendre le monde, afin de le changer, de résister, de combattre ?
Car si certains trouvent chez eux, en plus de l’ordinateur chargé de leur transmettre du savoir, un parent instruit, capable d’enrichir cette transmission avec l’indispensable dimension d’abstraction, de conceptualisation, de construction du savoir ; les autres, les enfants des classes populaires, ne disposent que d’un seul moyen et d’un seul lieu pour accéder à un savoir qui fait sens : la relation privilégiée et vivante avec un enseignant dument formé, au sein de cette instance publique, dispensatrice d’instruction, de formation et d’éducation, que l’on nomme l’École.
Lire l’article en long sur le site de l’Aped : https://cutt.ly/PjMK5bZ
Notes de bas de page
↑1 | Acronyme des géants du web : Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft. |
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↑2 | Conclusions du Conseil européen du 26 novembre 2012 sur l’éducation et la formation dans le contexte de la stratégie Europe 2020 – La contribution de l’éducation et de la formation à la reprise économique, à la croissance et à l’emploi. |
↑3 | L’école de demain. Quel avenir pour nos écoles ?, OCDE (2001). |
↑4 | Cellule Eurydice de la Commission européenne (1997 |