Karima, David et les autres ont les yeux qui brillent lorsqu’on parle d’intégration. Ils en rêvent, ils en ont peur. Et ils font peur. Il ne suffit pas d’avoir des projets ambitieux, un peu fous, il faut encore assurer suffisamment de sécurité à tous, enfants, familles, professionnels pour que ces enfants — et leur famille — puissent prendre le risque de vivre une scolarité ordinaire ni stigmatisante ni disqualifiante, et de retrouver de la confiance en eux et dans leurs capacités.
Elle s’appelle Karima, elle avait dix ans lorsqu’elle est arrivée à l’école avec déjà un bien lourd passé d’exclusion et de rejet. C’est une école fondamentale d’enseignement spécialisé de type 3, c’est-à-dire une école qui accueille des enfants que l’enseignement ordinaire n’a pas réussi à intégrer. Ces enfants ne sont pas handicapés ! Certains ont même des capacités cognitives au-dessus de la moyenne, mais ils ont de grandes difficultés à être en relation paisible avec autrui, leur comportement est parfois trop questionnant et ils sont alors orientés dans l’enseignement spécialisé. Et pour Karima, comme pour Pierre, et d’autres, nous avons proposé un projet d’intégration.
Permettre aux enfants de retourner dans l’enseignement ordinaire le plus vite possible, quand c’est possible, c’est notre projet, porté par toute l’équipe, inscrit depuis très longtemps dans le projet d’établissement !
Porter un projet d’intégration, c’est parfois aussi permettre qu’un enfant n’arrive pas en enseignement spécialisé, s’il semble possible de le soutenir suffisamment dans son école ordinaire pour qu’il puisse y rester.
Cette année, nous accompagnons quatorze enfants dans l’enseignement ordinaire (sur un total de quarante-huit enfants inscrits à l’école). En dix ans, sept élèves sont finalement arrivés ou revenus à l’école d’enseignement spécialisé. Le projet n’a pas pu être poursuivi pour eux, avec eux. C’est une rupture, un échec supplémentaire pour les enfants, leur famille et les équipes. C’est toujours douloureux, souvent aussi un moment d’apaisement.
Quand décider de proposer un projet d’intégration ? Pourquoi proposer ce projet à Karima et pas à Hakim ? Ces décisions sont difficiles, la plupart des enfants et des familles rêvent de ce moment. Il serait sans doute plus sage de ne mettre ces projets en place que si l’on est sûr de la réussite, nous n’aurions alors pas beaucoup d’enfants en intégration. Pour nous, ces projets sont de vraies prises de risque.
Chaque enfant a droit à quatre périodes d’accompagnement par semaine[1]Pour les intégrations temporaires qui concernent ceux qui n’ont jamais été inscrits dans l’enseignement spécialisé et pour lesquels le projet est pensé de manière à leur permettre de … Continue reading, réfléchies en fonction de ses besoins. Le projet est revu chaque année. Les accompagnements se font généralement au sein même de la classe. Pour les adultes, c’est l’occasion de travailler à deux, d’échanger les regards, de faire des petits groupes, d’adapter les manières de faire. Parfois, il semble intéressant, durant un temps déterminé (quelques semaines), que l’enfant en intégration soit pris individuellement, qu’il sorte de la classe avec l’instituteur d’intégration.
Certains enfants rejoignent l’enseignement ordinaire au moment du passage en secondaire. Ce passage de primaire spécialisé en secondaire ordinaire, avec ou sans projet d’intégration, reste un moment très difficile pour eux, même pour ceux qui étaient déjà en primaire dans un projet d’intégration qui fonctionnait bien. Le passage du ceb reste à cet égard plein d’enjeux bien complexes !
Un des enjeux de ces projets d’intégration est, pour nous, de trouver une école ordinaire qui soit suffisamment bonne pour cet enfant. Au fil des années, nous avons appris à prendre en compte différents aspects :
des trajets pas trop longs. Ceci afin de prendre en compte l’aspect fatigue, mais aussi de manière à rendre possible un réseau social (copains, anniversaires, etc…). En effet, c’est à ce point difficile pour Pierre de se sentir différent, qu’à chaque retour de vacances il s’invente des vacances en Espagne, au bord de la piscine. Parfois il s’embrouille, alors, pour ne pas perdre la face ni demander de l’aide, il met le feu aux toilettes !
une école qui peut accepter que les enfants soient différents. Cette différence dérange surtout lorsque les enfants ne sont pas capables de dire leur reconnaissance. Karima a tellement peur de ne pas y arriver, tellement peur de décevoir et de se décevoir, qu’elle fugue à la moindre difficulté. Elle semble ne pas réaliser l’inquiétude qu’elle provoque, elle ne semble pas voir « tout ce que ses profs font pour elle » ! Elle ne semble pas pouvoir s’attacher à quelqu’un, à une institution, sans se sentir en danger. Elle semble ne pas pouvoir faire confiance. « Mais alors, qu’est-ce que l’on peut faire ? »
une école qui accepte de chercher, pour chaque enfant, la distance « juste ». Sam a tout de suite touché son institutrice, qui l’a alors pris sous son aile. Il est resté collé à elle durant toutes les récréations, elle cherchait à le protéger et le rassurer et elle n’a pas compris pourquoi après quelques jours seulement, il a commencé à crier en classe, à faire ce qu’il voulait, quand il le voulait, et à prendre le pouvoir sur elle !
une école qui accepte de travailler son rapport à l’idéal, de ne pas faire de commentaires si Hakim a du choco dans ses tartines à midi, d’interpeler l’assistante sociale de l’école plutôt que de proposer des chaussures à Léa lorsque celles-ci sont trouées, de soutenir la recherche d’autorité des parents de Sou même s’il lui semble que c’est parfois un peu chaotique, d’éviter l’escalade avec Karima lors de ses fugues.
une école qui fait le pari de se faire partenaire des parents, même dans les situations où ceux-ci ont de grandes difficultés.
Dans ces projets d’intégration, chaque acteur prend un risque.
C’est l’enfant qui prend sans doute le plus grand : le risque de l’espoir ! Que ça marche ! Karima a vécu tellement d’échecs et de renvois qu’après quelques jours dans sa nouvelle école, alors que cela commence à lui sembler possible de réussir, elle essaye de se faire mettre dehors, puisque ça n’ira quand même jamais. « Je reviens, c’est trop difficile, je n’y arriverai pas », vient-elle nous dire, accompagnée de ses éducateurs et soutenue par son instit qui se demandent si on n’exige pas un peu trop de cet enfant !
Nous, école d’enseignement spécialisé de type 3, prenons le risque d’y croire pour elle, pour chacun des acteurs, et donc de dire non à la proposition, pourtant sage, qu’elle revienne dans l’enseignement spécialisé. Nous prenons le risque d’un surcroit de travail, d’un soutien au jour le jour, d’un service de pompier. Parfois, nous prenons le risque de ne pas nous rendre immédiatement à l’école ordinaire qui nous appelle de toute urgence, afin qu’ils trouvent, en eux, les ressources nécessaires en vue de mettre des limites à cet enfant, tout en étant sécurisé quant au fait qu’on en reparlera.
Les écoles ordinaires prennent le risque d’être bousculées, inquiètes, malmenées, malgré toute l’attention que nous portons ensemble à la collaboration. Elles prennent le risque que d’autres parents manifestent leur désir de protection à l’égard de leur propre enfant. Elles prennent le risque de l’intégration.
Les parents, de leur côté, prennent le risque que ça ne marche pas, le risque de la déception, le risque de rouvrir la blessure narcissique profonde liée à l’orientation de leur enfant dans l’enseignement spécialisé.
Mais Karima, Pierre, Sam, Sou, Mohamed et tant d’autres racontent aussi, après, combien cela a été important pour eux, que l’on y croie avec eux, pour eux, parfois même à leur place, le temps qu’ils arrivent à retrouver de la confiance en leurs capacités, qu’ils arrivent à trouver des manières d’être en lien avec les autres, qu’ils arrivent à pouvoir apprendre, avec d’autres, en se trompant et en réussissant, en riant et en râlant, en ayant des copains et en se disputant, en se faisant féliciter et remettre à sa place…
Ces projets sont des projets exigeants. Collaborer, coélaborer est un apprentissage. Écouter la parole des enfants et des familles, une exigence de tous les instants. Soutenir les uns et les autres (enfants, parents, écoles) plutôt que les uns contre les autres est un défi quotidien.
Pour y arriver, il ne suffit pas d’avoir de la bonne volonté, il faut aussi mettre en place des dispositifs sécurisants : il s’agit de soutenir les enfants, les familles, les instituteurs, les directions ! Certains dispositifs sont indispensables comme une rencontre avec l’équipe entière de l’école ordinaire avant la mise en place du projet, des rencontres régulières pour faire le point et réajuster, un soutien aux personnes qui font les repas et les surveillances. Les réunions pia (projet individualisé d’apprentissage) provoquent la rencontre de tous les partenaires du projet. Enfant, parents, professionnels (parfois aussi ceux extérieurs à l’école) sont invités à se rencontrer, à réfléchir, à penser, à se soutenir dans ces projets magnifiques et ambitieux, mais aussi exigeants et énergivores. On a parfois organisé une réunion de parents dans une classe pour parler de la manière dont le projet était accompagné, réfléchir avec eux et rassurer.
Les instituteurs qui sont en charge des projets d’intégration sont des instituteurs qui ont une longue expérience d’enseignement à l’école, pas question d’engager de nouveaux membres du personnel pour cela ! L’assistante sociale de l’école travaille le lien avec les familles et assure une place de tiers. Le directeur est présent pour remettre le cadre. Un dispositif d’altervision est mis en place pour les professionnels, en collaboration avec le service de santé mentale de la région. Il vise à offrir à l’ensemble de l’équipe d’intégration, quatre fois par an, un moment pour se poser et réfléchir à ce qui bouscule, ce qui inquiète, aux expériences de chacun, aux trucs et ficelles, bons plans et manières de faire qui pourraient aider à débloquer une situation qui tend à se figer ! Échanges d’expérience et de regards pour tenir, ensemble, ces projets parfois un peu fous !
Ces projets sont aussi des occasions de décloisonnement. Des échanges s’établissent entre le spécialisé et l’ordinaire, des collaborations, des invitations, des relations qui diminuent un peu la disqualification des enfants orientés dans l’enseignement spécialisé, de leur famille et des professionnels ! Autrement dit des projets d’avenir !
Notes de bas de page
↑1 | Pour les intégrations temporaires qui concernent ceux qui n’ont jamais été inscrits dans l’enseignement spécialisé et pour lesquels le projet est pensé de manière à leur permettre de rester dans leur école ordinaire, la première année, nous n’arrivons à débloquer que trois périodes d’accompagnement par semaine pour chacun. |
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