Depuis 2001, les Écoles supérieures des Arts (ESA) sont régies par un décret fixant leurs règles spécifiques. Ce décret prévoit entre autres que chaque ESA se dote d’un Conseil de Gestion pédagogique (CGP), d’un conseil social, d’un conseil des étudiants et de conseils d’option (il y en a 10 chez nous).
Depuis 2007, je dirige une de ces ESA. Ces différents conseils sont une bonne chose. Ils sont composés de représentants des différents acteurs de l’ESA, à l’exception du conseil des étudiants qui est composé exclusivement d’étudiants.
Début octobre, je me rends au local 102, je dois prendre rendez-vous avec quatre profs pour régler une question d’organisation et comme je sais qu’ils ont un conseil d’option, je vais pouvoir les voir tous les quatre. Ils sont là, mais en entrant dans le local, à ma grande surprise une petite trentaine d’étudiants sont présents, et montrent manifestement qu’ils ont l’intention d’y rester. Le décret prévoit que quatre représentants des étudiants y siègent.
Je sais pourquoi ils sont là, mais à ce moment, ce n’est pas mon souci (en tous cas, ça ne devrait pas l’être). En entrant dans le local, le président du conseil me demande si je participe à la réunion. Absolument pas, j’ai lu l’ordre du jour, il n’y a rien qui justifie ma présence. De plus, je ne viens que sur invitation. Mon rendez-vous étant pris, je sors et croise des profs qui entrent pour la réunion. « Que penses-tu de cette présence massive ? Tu n’es pas pour les accepter ? » Je leur réponds que ce n’est pas mon problème, mais que personnellement je n’accepterais pas : il faut faire travailler la démocratie avec ses règles, les étudiants devraient avoir des délégués, et le président doit veiller à respecter l’ordre du jour, le timing et le quorum de présents.
Mais cette présence exceptionnelle d’un aussi grand nombre d’étudiants à une heure aussi tardive (il est 18h) pose tout de même question. Quels sont leurs besoins, leurs désirs, leurs manques ? Sont-ils en conflit avec les préoccupations de l’option ? Comment le président va-t-il gérer la situation ? Va-t-il faire sauter ce qui me semble être les garants du fonctionnement démocratique d’un groupe : le respect de la représentativité, de l’ordre du jour, du temps, parce qu’un réflexe affectif lui fera donner priorité, au nom de la liberté d’expression d’un groupe d’étudiants, à un imprévu ? Cet imprévu, n’était-il d’ailleurs pas prévisible ?
Si j’avais été président de ce conseil, je crois que j’aurais fait respecter les règles et demandé aux étudiants de sortir : que seuls les délégués restent et s’ils n’ont pas de délégués, tant pis ! Et si j’avais été étudiant, je crois que je serais resté, de force, jusqu’à ce qu’on nous écoute. Mais je suis directeur et, de ce point de vue, c’eût été cela le scénario idéal, deux positions qui s’opposent fermement, avec chacune leur légitimité sans doute. Scénario idéal parce que cette situation est idéalement instituante, dans le sens où elle remet au centre les questions de rôles et de responsabilités, de liberté et de respect des règles, où elle met en lumière les manques, les besoins et les désirs, le sens et les enjeux d’un conseil. C’est à partir de nœuds tels que celui-là que j’espère que les institutions (au sens de la Pédagogie Institutionnelle) vont émerger ou se réinventer. Mais, s’il n’y a que moi qui l’espère…
Un candidat directeur doit avoir un projet pédagogique et artistique. Un des axes de mon projet consistait à « encourager, favoriser, faciliter, augmenter les pratiques démocratiques dans l’école. Et ce, à tous les niveaux (classes, options, équipes éducatives, conseils, équipe administrative, équipe de direction…). »
Dans la plupart des situations, la machine tourne : les projets artistiques, culturels, citoyens et pédagogiques sont gérés collectivement, régis par des responsabilités prises et assumées. Lorsque j’ai pris ma fonction, il était assez aisé de prendre ma place dans cette machine. Ma priorité était dès lors de mettre en place des choses là où il en manquait, là où des demandes, des besoins d’organisation se disaient, se formulaient.
Le plus difficile était d’intervenir là où ça semblait rouler, mais pas comme je le voulais. Dans une option, tout semblait effectivement rouler, parce qu’il y avait une histoire et qu’il y avait des projets mis en route par cette histoire. Mais il s’est assez vite avéré que ces projets étaient davantage conçus par une ou deux personnes et portés (avec une certaine efficacité) par eux. Cela semblait arranger tout le monde. Pourquoi, dès lors, le nouveau directeur vient-il mettre son nez là où ça fonctionne et qu’en plus (presque) personne ne s’en plaint ?
Parce qu’il faut mettre tout le monde au travail ! Parce que la machine ne peut avancer avec un seul pilote, parce que le débat contradictoire doit pouvoir trouver sa place, parce que le projet individuel, s’il engage le groupe, ne doit pas échapper au groupe, parce que le pouvoir doit être partagé, parce qu’il faut laisser une place possible aux nouveaux enseignants, aux étudiants, à tous ceux qui prennent la machine en marche, parce qu’il faut partager les responsabilités… Faire entendre cela a été difficile, lent, toujours en cours, mais tellement plus garant de changements possibles, tellement plus favorable à la place de chacun, à la parole de chacun.
Je crois en l’instituant, en ce qui s’institue par le groupe, lorsqu’il y a un manque. Mon projet personnel mise sur le collectif. Et je sais que ça prend du temps. Mon rôle est dès lors de faire tourner la machine dans ce sens en étant, au quotidien, attentif à toutes les tensions liées à l’articulation individuel/collectif : liberté/égalité, direction/syndicat, prof/élève, intérêt personnel/projet du groupe, minorité/majorité, fidélité/opposition, compétition/coopération… Certaines institutions (commissions, conseils, groupes de travail…) fonctionnent et se pérennisent, d’autres s’essoufflent plus ou moins vite. Bizarrement, ce sont celles dans lesquelles je suis présent, voire que je préside qui sont les plus solides. Mais est-ce si bizarre que ça ? Cela pose des tas de questions liées à la fonction apprenante de l’organisation que je dirige : rôles et statuts, leadeurship et pouvoir, formations et moyens, urgence et importance, désir collectif et besoin individuel…
Aïe, au moment où je termine ce texte sur mon ordinateur, je reçois un mail de notre commissaire au gouvernement. Il n’y aura pas de subside pour le conseil des étudiants cette année : les élections ont été mal ou pas organisées. Ça la fout mal dans une institution où la démocratie et la participation se disent valorisées. Mais est-ce mon problème ? Y a-t-il un besoin ? Un désir assez fort ? Comme le disait Paul VALERY : « Patience, patience, dans l’azur, chaque atome de silence est une chance de fruit mûr… » Pour autant qu’on fasse un peu de bruit.