Il faut changer l’ensemble du système éducatif

La revue “Politique” organise un débat : “Ecole, tout repenser. Pistes pour reconstruire”, ce 14 mars. Jacques Cornet en sera l’intervenant principal.

Entretien

Déficit de mixité sociale, inégalités sociales, compétition entre élèves et entre écoles, élitisme, Le système scolaire est régulièrement mis sous le feu des critiques. Ne faut-il pas, dès lors, repenser l’école, examiner les pistes pour reconstruire le système scolaire, trouver des solutions pour endiguer les inégalités sociales ?

Telles sont les grandes questions qui seront abordées ce mercredi 14 mars lors du débat “Ecole, tout repenser. Pistes pour reconstruire” (lire ci-contre) organisé par la revue “Politique”, en collaboration avec l’Athénée Léonie de Waha. Le sociologue, formateur d’enseignants et membre du mouvement sociopédagogique “Changement pour l’égalité” (CGé), Jacques Cornet, y prendra part en tant qu’intervenant principal. Interview.

Le débat de mercredi s’intitule “Ecole, tout repenser”. Faut-il vraiment tout reconsidérer dans notre système scolaire ?

Oui et non. Bien sûr, il y a des initiatives et des expériences qui sont menées et qui sont intéressantes. Dans la majorité des écoles, il y a bien toujours un prof qui fait des choses extraordinaires. Et dans la masse des écoles, il y en a toujours l’une ou l’autre qui a des projets collectifs plus intéressants. Donc, évidemment, il y a du positif. Mais ce qui est remis en question, c’est l’ensemble du système. Même dans les écoles, il commence à y avoir ce sentiment qu’il serait temps d’essayer de changer quelque chose.

C’est-à-dire ?

Tous les indicateurs subjectifs sont au rouge : le taux d’abandon de la profession dans les cinq premières années d’enseignement, l’ennui des élèves sur les bancs de l’école, le découragement des profs. Mais cela ne touche pas seulement la Belgique. Des enquêtes menées aux Pays-Bas et en Italie ont ainsi révélé que les enseignants deviennent la profession la plus touchée par les congés de maladie pour raisons psychiatriques, de stress, etc. Quant aux indicateurs objectifs, Pisa montre bien que notre système scolaire fabrique énormément d’inégalités : environ un quart des jeunes de 16 ans n’ont pas un niveau en lecture efficace pour se débrouiller dans la vie. Que vont devenir ces gosses ? C’est du gibier de CPAS ! On ne peut donc pas continuer comme ça. C’est dans ce sens-là qu’il faut tout repenser.

Pourquoi notre système d’enseignement est-il l’un des plus inégalitaires de l’OCDE ?

Les chercheurs ont isolé deux facteurs. Primo, plus il y a un lien direct entre la trajectoire scolaire et le statut social, professionnel qu’on aura par la suite, et plus une dynamique de compétition et de concurrence s’installe dans les écoles, ce qui est préjudiciable aux plus faibles. Le second facteur concerne la liberté de choix, à la fois des écoles de s’organiser et des parents de choisir leur école. Plus le système permet des différenciations et, donc, des stratégies familiales différentes, plus il génère d’inégalités, parce qu’il condamne à la compétition scolaire. Or, la Belgique est l’un des pays de l’OCDE où le lien entre histoire professionnelle et sociale, et trajectoire scolaire est le plus fort. C’est également dans notre pays que l’on connaît la liberté la plus grande, puisque dans notre Constitution, il y a la liberté des PO et des parents. Nous sommes donc vraiment dans le scénario idéal pour que se constituent, au sein du système scolaire, des écoles ghettos et des écoles sanctuaires, des stratégies familiales de changements d’écoles en fonction des intérêts, des niches pédagogiques qui se construisent en ajustant une offre scolaire et une demande scolaire. On est donc vraiment dans un quasi “marché scolaire”, lequel génère toutes les inégalités.

La première phase d’inscription en 1ère secondaire a démarré fin févier. Le décret Inscription remplit-il, selon vous, ses objectifs de lutte contre les inégalités et de mixité sociale ?

Comme la majorité des mesures prises, il cible un rouage, une partie du système, mais cela ne change pas le système. Comme tous les systèmes, le système scolaire a tendance à s’autoréguler : si on change un morceau, il va s’autoréguler pour ne rien changer. C’est pour cela qu’il faut tout repenser. Tant que le système est inchangé, on peut modifier la moindre partie à l’intérieur de ce système, l’autorégulation va faire que les choses ne changeront pas. Bien sûr, le décret Inscription est généreux et peut-être nécessaire, mais il est largement insuffisant, puisque les stratégies se font à la fois en amont et en aval – les jeunes changent d’école avant et après l’entrée en secondaire.

Que manque-t-il, dès lors, en Communauté française pour vaincre les inégalités ?

Par rapport au premier facteur décrit plus haut, ce n’est pas la ministre de l’Enseignement qui peut décider. Ou alors, on en arrive à des renversements extraordinaires. Si l’on décide que, tout d’un coup, l’enseignement obligatoire est un tronc commun jusqu’à 16 ans, sans aucune différence entre les écoles, cela va casser ce lien entre trajectoire socio-professionnelle et trajectoire scolaire. Si l’on dit que l’école n’a pas pour mission de préparer à l’emploi, mais de faire entrer dans la culture et de former à la citoyenneté, à la participation à la société, et que l’on charge la formation professionnelle de se faire après et en dehors, en alternance ou en collaboration avec les entreprises, c’est sûr que les choses changeraient. Mais au moment où je le dis, je n’y crois pas moi-même. Et ce, pour des raisons qui tiennent à la sociologie et à l’évolution de la société : la classe moyenne (environ 80 % de la population) est très angoissée et s’inquiète énormément pour ses enfants. Et avec la crise, ce n’est pas maintenant que l’on va pouvoir découpler l’école de la formation professionnelle des jeunes.

Une étude d’ampleur a été menée sur la formation initiale des professeurs. Le ministre de l’Enseignement supérieur Jean-Claude Marcourt (PS) souhaite la faire passer de 3 à 5 ans. En tant que formateur d’enseignants, qu’en pensez-vous ?

Passer de 3 à 5 ans, ce n’est pas nouveau; c’est une vieille recommandation. Il est évident que plus de formation et une formation différente sont nécessaires. Mais je ne suis pas sûr qu’on aille vers ça, entre autres, parce que Bologne oriente la formation d’une manière qui ne me semble pas favorable. Surtout, former en 5 ans va donner lieu aux grandes manœuvres, c’est-à-dire aux bagarres entre les universités et les Hautes écoles pour savoir qui va faire quoi, qui va prendre quoi, etc.

Et sur la formation en elle-même, y a-t-il des changements à apporter ?

Il y a, en effet, quelques principes fondamentaux que l’on n’entend guère, malheureusement, dans les discours sur la formation. Il y a d’abord la règle de l’isomorphisme, c’est-à-dire que les enseignants ne font pas ce qu’on leur a dit, mais ce qu’on a fait avec eux. Donc, si l’on veut que les enseignants ne répètent pas ce qu’ils ont toujours connu, il faut que, dans leur formation, ils aient des expériences de formation qui soient telles que celles que l’on voudrait qu’ils aient avec leurs élèves, et cela, pas seulement dans le discours, mais également dans la pratique. Mais là, on est loin du compte. Pour moi, c’est très important, parce qu’on ne peut pas faire de formation d’enseignants sans penser la formation comme une véritable transformation identitaire.

Comment y parvenir ?

Cela nécessite des expériences éducatives très fortes : il faut que les jeunes soient pris dans des choses qui comptent pour eux et qui les amènent à changer, parce qu’il y a une série de choses qui sont énormes à changer. Exemple ? Modifier le rapport aux savoirs. Aujourd’hui, dans l’enseignement, les savoirs sont pratiquement toujours présentés comme des savoirs donnés ou révélés. Or, il faudrait les concevoir comme des savoirs qui sont construits, car s’ils sont construits, cela veut dire qu’on peut les déconstruire, qu’ils ne sont pas finis, qu’ils se poursuivent, etc. La posture est totalement différente. Mais cela ne se fait pas, comme ça avec un cours de 2 h en auditoire.

Quels sont les autres chantiers à entamer dans la formation des enseignants ?

Il y a un travail plus classique à mener, notamment sur la didactique des disciplines : chaque discipline a une didactique propre. De même, si l’on veut que les enfants de milieux populaires réussissent, il y a tout un travail à réaliser sur les rapports au savoir de ces milieux, ce qui n’est pratiquement pas enseigné, ni dans les écoles normales ni à l’université. Enfin, il y a tout le patrimoine pédagogique, c’est-à-dire le travail des pionniers (Freinet, Oury, Makarenko, ) depuis 120 ans, que tout le monde croit connaître, mais qui ne s’enseigne nulle part. Mais je crains que dans le passage de la formation à 5 ans, on ne tienne pas compte de cela et de beaucoup d’autres choses…

Interview de Jacques CORNET parue dans la Libre le 12/03/2012