Ce n’est pas parce qu’elles s’inscrivent dans un courant néolibéral que, nécessairement, les preuves apportées par l’EBE pour l’enseignement explicite ne sont pas valides. Ses partisans considèrent — et les présentent comme telles — que leurs recherches établissent une vérité scientifique dont il est irrationnel et idéologique de douter.
Rappelons d’abord que « toute vérité (!) scientifique n’est qu’une erreur en sursis ». « (…) notre savoir, notre corps de doctrine sont de nature conjecturale, ils sont faits de suppositions, d’hypothèses, et non de vérités certaines et dernières. Les seuls moyens dont nous disposons pour approcher la vérité sont la critique et la discussion[1]Karl Popper, Conjectures et Réfutations. Retour aux présocratiques, Payot, 2006. ». C’est en tous cas la posture épistémologique que tout chercheur devrait adopter.
En sciences, des hypothèses, une théorie sont provisoirement acceptées comme pertinentes (et non comme vraies) quand la majorité des chercheurs les acceptent comme telles, ce qui est très loin d’être le cas de la pédagogie explicite. En effet, la communauté scientifique est fortement divisée sur la question, alors que les fondations privées et les États dans le monde financent prioritairement des projets de recherche qui leur sont présentés comme potentiellement efficaces et allant dans le sens de l’EBE et l’EBP.
« Les partisans de l’EBE sont donc en train d’imposer le paradigme expérimental sans débat ni scientifique ni démocratique. »
Indépendamment de la validité des études expérimentales (en laboratoire , c’est-à-dire en essayant de contrôler toutes les variables et de n’en faire varier qu’un petit nombre ), la plupart des études qui évaluent par la suite la mise en place en milieu naturel d’interventions pourtant jugées efficaces en situation expérimentale par l’Institute of Education Sciences (IES, USA) selon des critères scientifiques (ceux de l’EBE, c’est-à-dire les études qui comparent les écarts entre deux groupes d’apprenants tirés au sort, l’un dit groupe expérimental où la méthode évaluée est strictement appliquée et l’autre dit groupe témoin qui n’utilise pas cette méthode) se révèlent finalement peu efficaces, voire inefficaces. L’EBE se révèle ainsi très difficilement transférable (du laboratoire à la classe) et encore plus difficilement généralisable (à tout un système éducatif). Ces relations entre pilotage, recherches et pratiques, entre ministère, classes et laboratoires, sont au cœur des débats depuis quelques années et ces débats montrent bien qu’aucun consensus ne peut actuellement être dégagé[2]Voir entre autres : • « Les débats : pratiques et preuves », éducation&didactique 2017 et 2018. • « Recherche, politique et pratiques en éducation : services rendus et … Continue reading. Les recherches en didactique des disciplines[3]Voir les travaux du GEM et du CREM pour les mathématiques et d’Hypothèses asbl pour les sciences., particulièrement en mathématiques et en sciences, aboutissent majoritairement à des conclusions opposées à celles de l’EBE.
Pour ce qui est des études comparatives — différents groupes où sont pratiquées différentes méthodes d’enseignement pour en comparer les effets —, les méthodes dites constructivistes évaluées comme moins efficaces sont en fait plus souvent des pédagogies de la découverte. Les interventions de l’enseignant y sont minimalistes, ce qui démontre que la quantité et la qualité des interventions de l’enseignant sont déterminantes. Qui pourrait en douter ?
C’est sans doute le problème principal de ces recherches expérimentales : comment définir et standardiser telle méthode pour la tester. Après de nombreuses recherches approfondies sur la lecture, Roland Goigoux déclare : « De manière générale, si aucune étude comparative des méthodes de lecture n’a permis d’établir la supériorité de l’une par rapport aux autres, ce n’est pas parce que toutes les pratiques se valent, mais parce que la variable méthode, trop grossière et difficile à définir, n’est pas une variable pertinente pour identifier les fondements de leurs effets différentiateurs et aussi parce qu’il y a un monde entre le travail prescrit et le travail réel[4]Goigoux, Jarlégan, Piquée, « Évaluer l’influence des pratiques d’enseignement du lire-écrire sur les apprentissages des élèves : enjeux et choix méthodologiques », bit.ly/3GrUnpA. » Il conteste ainsi ce paradigme expérimental dominant et lui oppose un modèle écologique « dans lequel on postule qu’il est possible de comparer le fonctionnement d’une gamme diversifiée de pratiques d’enseignement et d’apprendre de la variété ainsi décrite[5]Goigoux, Jarlégan, Piquée, « Évaluer l’influence des pratiques d’enseignement du lire-écrire sur les apprentissages des élèves : enjeux et choix méthodologiques », bit.ly/3GrUnpA ». Et, ce qui est vrai pour les méthodes de lecture devrait l’être pour les autres apprentissages.
Les partisans de l’EBE sont donc en train d’imposer ce seul paradigme expérimental et cela sans débat ni scientifique ni démocratique[6]Gert Biesta, « Why “what works” won’t work : evidence-based practice and the democratic deficit in educational rechearch », Educacional theory, 2007.. Non seulement l’EBE prive chercheurs et décideurs de ce débat public en imposant un faux consensus sur ce qui marche, mais elle prive aussi les cadres pédagogiques et les enseignants d’un débat méthodologique et d’une réflexivité partagée puisque ce qui marche a été définitivement prouvé.
La prétention universaliste des pratiques EBE prescrites occultent et privent les praticiens des concepts et théories non objectivables expérimentalement. Prenons par exemple la question du conflit de loyauté, extrêmement bien documentée et relativement prouvée concernant les difficultés d’apprentissage des enfants et jeunes de milieux populaires, elle ne peut trouver place dans aucun dispositif EBE. C’est le cas des résultats de toutes les recherches non expérimentales. La prétention scientifique de l’EBE prive les praticiens de l’essentiel de la recherche en éducation.
L’absence de débat sur le vrai empêche aussi le débat sur le bien[7]Gert Biesta, « Why “what works” won’t work : evidence-based practice and the democratic deficit in educational rechearch », Educacional theory, 2007.. « Les jugements concernant la recherche en éducation impliquent des jugements sur la recherche et des jugements sur l’éducation[8]Lynn Yates, What does Good Education Research look like? (2004), cité par Olivier Rey, op. cit.. » « Plus on cherche à évacuer l’idéologie du débat, considérant toute référence idéologique illégitime dans une volonté de ne soumettre l’élaboration des politiques éducatives qu’à des résultats scientifiques incontestables, plus on lie en quelque sorte la science à une idéologie particulière qui refuse de se nommer comme telle. (…) En ces matières, il ne peut pas ne pas y avoir de référence à des valeurs, à des conceptions du désirable. (…) Le piège, c’est de réduire l’apprentissage à ce qui est mesurable, l’expertise enseignante à son efficacité, conçue comme valeur ajoutée, et la valeur de l’éducation à son instrumentalité[9]Claude Lessard, cité par Olivier Rey, op. cit.. »
Enfin, il y a dans l’EBE, un idéal de maitrise, une recherche de la vérité scientifique. Mais, il n’y a pas de vérité dans la science, il n’y a de vérité que dans le réel qui résiste à la connaissance[10]L’essentiel de ce paragraphe est directement inspiré des travaux de Christophe Dejours, voir entre autres L’évaluation du travail à l’épreuve du réel, Quae, 2003.. C’est l’enseignant (comme tout travailleur) qui est confronté à un réel qui résiste (et qui résistera toujours). Tout travailleur est amené à gérer le décalage entre les prescriptions (scientifiques ou non) et la réalité des pratiques. C’est dans ce décalage que commencent les questions intéressantes[11]Pour Philippe Meirieu, c’est là que commence la pédagogie…, que se rappelle une nécessaire modestie et que devrait s’imposer un renoncement à la maitrise, ce que semble refuser l’EBE.
Notes de bas de page
↑1 | Karl Popper, Conjectures et Réfutations. Retour aux présocratiques, Payot, 2006. |
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↑2 | Voir entre autres : • « Les débats : pratiques et preuves », éducation&didactique 2017 et 2018. • « Recherche, politique et pratiques en éducation : services rendus et questions posées d’un univers à l’autre », Revue française de pédagogie n° 200, 2017. • « Réformer l’éducation » et « Croyances et pratiques professionnelles des enseignants », Revue internationale d’éducation de Sèvres, n° 83 et 84, 2020. • Et pour une synthèse : Olivier Rey, « Entre laboratoire et terrain : comment la recherche fait ses preuves en éducation », dossier de veille de l’IFé, n° 89, 2014. |
↑3 | Voir les travaux du GEM et du CREM pour les mathématiques et d’Hypothèses asbl pour les sciences. |
↑4, ↑5 | Goigoux, Jarlégan, Piquée, « Évaluer l’influence des pratiques d’enseignement du lire-écrire sur les apprentissages des élèves : enjeux et choix méthodologiques », bit.ly/3GrUnpA |
↑6, ↑7 | Gert Biesta, « Why “what works” won’t work : evidence-based practice and the democratic deficit in educational rechearch », Educacional theory, 2007. |
↑8 | Lynn Yates, What does Good Education Research look like? (2004), cité par Olivier Rey, op. cit. |
↑9 | Claude Lessard, cité par Olivier Rey, op. cit. |
↑10 | L’essentiel de ce paragraphe est directement inspiré des travaux de Christophe Dejours, voir entre autres L’évaluation du travail à l’épreuve du réel, Quae, 2003. |
↑11 | Pour Philippe Meirieu, c’est là que commence la pédagogie… |