Cette théorie est-elle un neuromythe ou une porte d’entrée vers les neurosciences ? Pour quelles raisons a-t-elle imprégné le monde de l’école et de nombreux manuels scolaires ? Howard Gardner a-t-il été trahi par des vulgarisations simplistes ?
Il est important de rappeler que la théorie de Howard Gardner est issue d’un projet financé par la fondation néerlandaise Bernard Van Leer. Il s’agissait de définir le potentiel intellectuel humain. Le financement a été attribué à un groupe de chercheurs de la Harvard Graduate School of Education. Les travaux ont duré quatre années, Howard Gardner était chargé de la trace écrite de cette recherche, publiée, en 1983, sous le titre de Frames of Mind[1]H. Gardner, Frames of Mind, Basic Books, 1983.. Participent à ce projet des chercheurs de différentes disciplines (les sciences cognitives, la psychologie, la neurobiologie, la génétique, l’anthropologie), mais aussi des conseillers de plusieurs pays (Égypte, Inde, Japon, Chine, Mexique, Afrique de l’Ouest).
Au début des années quatre-vingt, il était difficile d’explorer le cerveau de façon scientifique. Howard Gardner est très prudent quant au concept d’intelligence alors que ceux qui se sont emparés de sa théorie lui ont donné très vite des airs de certitude. Il voulait en finir avec une conception monolithique et il souhaitait donner un autre sens à ce mot, pour ne pas le laisser entre les mains des tenants du qi qui postulent que l’intelligence serait héritée et stable. Il propose des termes comme compétences intellectuelles, processus de pensée, capacités cognitives, talents cognitifs, formes de connaissance… Il précise : « Ce qui compte en priorité, ce n’est pas l’étiquette, mais plutôt la conception : les individus ont un grand nombre de domaines de compétence intellectuelle potentielle qu’ils sont en position de développer[2]H. Gardner ; Les formes de l’intelligence (traduction en français), Odile Jacob, 2010, p. 297.. »
Il considère que ses travaux ne sont qu’une étape et que nous sommes loin encore de pouvoir cerner ce qu’est l’intelligence. Il écrit : « Il n’existe pas, et il ne pourra jamais exister, de liste des intelligences humaines qui soit irréfutable et universellement admise. On ne s’accordera jamais sur une liste de trois, sept ou trois-cents intelligences[3]Ibidem, p. 68.. »
En 1983, la même année donc, Jean-Pierre Changeux publie L’homme neuronal. Il est intéressant de rapprocher ces deux parutions qui ne sont pas de même nature, mais qui procèdent du même changement de paradigme : l’abandon de la fixité de l’intelligence au profit de la plasticité cérébrale. Notre cerveau ne cesse de se modifier, de créer de nouvelles connexions entre les neurones, de tisser de nouveaux réseaux neuronaux. Tous les cerveaux fonctionnent globalement de façon identique en tant que processus, mais tous sont différents dans la façon de traiter l’information. Notre cerveau organise le monde et lui donne sens en fonction de l’appréhension de notre environnement culturel et de notre parcours de vie. L’idée que notre intelligence est innée, fixe et mesurable ne paraît plus crédible. C’est un tournant pour toute réflexion sur l’apprentissage. Par ailleurs, les cartes relativement rassurantes des zones précises de notre cerveau se trouvent remises en cause. Les neurosciences glissent de l’approche localisationniste du cerveau vers la conception connexionniste. Le rôle de chaque hémisphère s’effondre, il est prouvé qu’une même opération mentale peut mettre en œuvre des zones de notre cerveau relativement éloignées.
La théorie des intelligences multiples ne se trouve ni confirmée ni infirmée, mais elle apparait comme une des premières pierres pour tenter de comprendre la cognition humaine en accord avec la plasticité cérébrale et la malléabilité du cerveau au cours de notre vie. Elle présente un visage rassurant face à l’incertitude. Elle nous tend des clés pour ouvrir les portes des mécanismes de la compréhension. C’est précisément son aspect apparemment simple et concret qui rassure et dans lequel les systèmes éducatifs vont puiser des recettes pour différencier les chemins de l’apprentissage. On bascule alors d’une approche théorique de l’intelligence à des certitudes pédagogiques. La transformation des hypothèses formulées par Howard Gardner en démarches d’apprentissage liées à un système éducatif particulier provoque la fixité de la théorie. Les enseignants se figent sur des applications pratiques tandis que les neurosciences évoluent vers une connaissance plus approfondie et plus diversifiée du fonctionnement neurologique. En bref, nous pourrions dire que cette théorie est une porte d’entrée pour intégrer les neurosciences dans la réflexion pédagogique et didactique, mais qu’elle demande à être complétée, enrichie, dépassée par ce que nous découvrons tous les jours du fonctionnement de notre cerveau.
Comme nous ne savons toujours pas ce qu’est l’intelligence, elle garde une place dans le champ des neurosciences comme aiguillon de la pensée et de la recherche et non comme une connaissance prouvée selon un protocole expérimental. Lors d’une interview récente[4]La Recherche, Hors-série n° 18, 2016., Howard Gardner précisait : « Ma théorie des intelligences multiples est fondée sur des preuves empiriques reposant sur des observations scientifiques dans un domaine qui va de la psychologie aux neurosciences en passant par l’anthropologie. Elle n’est pas de type expérimental : on ne peut pas monter une série d’expériences en laboratoire pour prouver si elle est juste ou fausse. Or c’est le cas de beaucoup de théories scientifiques : des disciplines telles la géologie, l’astronomie, et même la théorie de l’évolution ne relèvent pas de la science expérimentale. (…) Après trente-cinq années d’existence, ma théorie a sans cesse été renforcée, notamment par des preuves neurobiologiques : elle a donc prouvé sa robustesse. »
Si cette théorie présente un visage rassurant pour le développement de l’enfant et sa compréhension du monde, il semble facile de la comprendre et de la mettre en œuvre dans sa pratique d’enseignant. Or nous pourrions ainsi pointer quatre raisons qui traduisent l’ambigüité des applications de cette théorie.
La première, c’est que celle-ci est facilement abordable par tous. Il paraît évident que nous avons des façons très différentes de traiter l’information et les problèmes à résoudre. Ce que nous appelons souvent : être intelligent. Entre celui qui réussit un exercice de maths en peu de temps, celui qui trouve des astuces pour poser du carrelage dans une pièce dont les murs ne sont pas d’équerre ou celui qui gère une ferme, il y a des écarts considérables, mais chacun à sa façon montre qu’il est une personne intelligente.
La théorie de quatre-cents pages est parfois résumée en une seule phrase : nous pouvons être intelligents avec des mots, avec des nombres, avec des dessins ou des schémas, avec notre corps, avec la musique, avec les autres ou avec soi-même. Tout le monde croit appréhender les intelligences multiples en se disant qu’il s’agit simplement de bon sens. La confusion est grande entre aptitudes, talents et traitement cognitif de l’information.
La deuxième raison, c’est que les intelligences multiples sont porteuses d’espoir. Comment accepter d’enseigner si je ne suis pas persuadé que je peux faire réussir les élèves ? Tout enseignant peut se réfugier derrière le fait qu’il n’est responsable ni des compétences cognitives ni des connaissances antérieures des élèves qu’il accueille, mais l’idéal consiste à faire réussir tous les élèves qui lui sont confiés, pour le moins à les mettre dans les meilleures conditions de réussite. Howard Gardner est rassurant à ce sujet. Il ne dit pas que tous les élèves vont réussir, mais il trace la voie possible du progrès pour tous et reconnait à chacun des formes d’intelligence sur lesquelles s’appuyer.
La troisième, c’est que les intelligences multiples rassurent les enseignants qui veulent du concret. Il existe de nombreux ouvrages pédagogiques qui ont décliné les programmes scolaires sur la musique des intelligences multiples, en y joignant parfois des tests un peu simplistes. Il suffit de dérouler ce qui est proposé. En somme, innover sans risque.
La quatrième raison, c’est que les enseignants ont l’impression de pouvoir choisir ce qui les intéresse. Comme elle vient du monde de la psychologie cognitive et non des sciences de l’éducation, beaucoup s’autorisent à piocher et à adapter des morceaux, sans se soucier ni de la démarche ni de la valeur de l’ensemble. Ce qui compte, c’est sa valeur de différenciation possible. Ce qui effectivement n’est pas négligeable et représente une chance pour les élèves.
Si la théorie des intelligences multiples présente un intérêt réel pour tout système éducatif, c’est évidemment parce qu’elle permet de changer de regard sur l’intelligence, de redonner de l’espoir à ceux qui pensent qu’ils ne peuvent pas comprendre et apprendre, et des ressources pour ceux qui enseignent. Encore faut-il se garder des dérives simplistes ou des détournements mortifères. Le fait que cette théorie pourrait enfermer chacun de nous dans des profils et des catégories serait totalement contraire à ce que voulait son auteur.
Enfin, si les enseignants gardent la connaissance de ces différentes intelligences pour eux, s’ils ne la partagent pas avec les élèves, s’ils se contentent d’en faire un outil de différenciation dans le secret de leur préparation de cours, seule une moitié de chemin sera parcourue. Les élèves ne changeront pas de regard sur eux-mêmes, ils ne se donneront pas la possibilité de franchir leurs difficultés d’apprentissage. Les professeurs enseignent, seuls les élèves apprennent. C’est aussi le risque que courent aujourd’hui les neurosciences si les chercheurs ne partagent pas les connaissances avec tous les partenaires du système éducatif : enseignants, élèves et sans aucun doute aussi les familles.